Pédagogie du dialogue

 

1. Etymologie du mot dialogue
Le terme dialogue (hiwar) est dérivé de (hawara) qui veut dire revenir. Nous retrouvons ce sens dans le Coran, comme lorsque Dieu dit de celui qui a mal compris le véritable sens de la Révélation :
« Il pensait ne devoir jamais revenir (yahura) vers Dieu » [1]
Et nous trouvons également bien d’autres dérivés avec le sens de « discuter » comme lorsque Dieu dit :
« Le mieux nanti d’entre eux, s’entretenant (yuhawiru) avec son compagnon.. » [2]
Le dialogue suppose donc deux interlocuteurs, un langage et une compréhension mutuelle.

2. Les qualités pour le dialogue
Dieu nous apprend de quelle manière converser avec les gens pour les amener à la conversion. Nous y relevons ainsi une série de conditions :

a. La modération du départ
Dans le Coran, il est conçu « un point de départ » pour le dialogue.
En premier lieu, les deux antagonistes se trouvent dans une position d’égalité totale. Certes, l’une des parties peut avoir raison alors que l’autre aurait tort, cela n’empêche pas que Dieu enseigne à Son noble Prophète le code du dialogue en lui disant :
« Ajoute : « Certes, nous devons être les uns ou les autres ou dans la bonne voie ou dans la pire aberration » [3]
Alors même que le Prophète est certain qu’il est dans le vrai, il doit respecter les règles du dialogue qui déterminera par la suite qui des deux a tort. C’est l’objet aussi de ce que l’on détaillera plus loin en ce qui concerne le dialogue avec les gens du livre.
Dans la manière de mener le dialogue en Islam, il existe un point de départ et un mode particulier :
« Appelle au chemin de ton Seigneur avec la sagesse et la bonne exhortation, puis discute avec eux sur un ton modéré » [4]
Le ton modéré est à employer dans une discussion dont le point de départ est la vérité.
Toutefois, il est parfois préférable de recourir à la persuasion. Celle-ci utilise la connaissance certaine et renvoie à la « sagesse » mentionnée dans le verset suivant :
« Appelle au chemin de ton Seigneur avec la sagesse et la bonne exhortation, puis discute avec eux sur un ton modéré » [5]

b. La sagesse
« Appelle au chemin de ton Seigneur par la sagesse et la bonne exhortation » [6]
La « sagesse » est généralement un générique de tout ce qui est bien et profitable pour les hommes, mais ici elle signifie plutôt la connaissance authentique et la science précise dont on ne saurait se détourner et qui ne souffre ni déformation ni travestissement. Celui donc qui dialogue avec autrui doit s’appuyer d’abord sur une connaissance véritable. C’est d’ailleurs pour cela que le Prophète (P.S) reprenait souvent cet enseignement coranique :

c. La clairvoyance
« Dis: « Voici ma voie : appeler à Dieu en toute clairvoyance » [7]
C’est à dire sans précipitation aucune et avec pondération, car il détient la connaissance véritable et inébranlable.

d. La douceur
« Allez trouver Pharaon: son impiété s’accroît de jour en jour ! Parlez-lui sur un ton affable! » [8]
Dieu, à travers plusieurs de ses versets coraniques. Ainsi, lorsque Dieu le Tout Puissant donne l’ordre à Moïse et à son frère Aaron de se rendre auprès de Pharaon. Malgré la tyrannie de Pharaon, Dieu conseille le recours à la douceur, sans violence ni passion.
Il s’agit de la douce parole réconfortante qui s’adresse directement au coeur.
Pourquoi une parole douce ? Quels en sont les effets ? Dieu nous l’explique :
« Peut-être en sera-t-il édifié ou sera-t-il porté à Me craindre » [9]
En d’autres termes, l’incitation en douceur est une étape nécessaire ; elle peut produire ses effets et l’usage n’en est pas nécessairement vain.

3. Les différents modes de dialogue
Les modes de dialogue que nous pouvons distinguer dans Le Livre Saint, sont la discussion (jadal), la controverse (hijâj) …

a. La discussion (jadal)
Dans de nombreux versets coraniques, nous trouvons des termes comme Jadal, qui signifie « discussion » employé avec son antonyme, Mira` qui consiste à disputer et à contester sans raison.
« Dieu a entendu les propos de celle qui discutait (tujâdilu) avec toi au sujet de son époux, tandis que sa plainte s’élevait vers Dieu. Dieu entendait votre dialogue, car Il entend tout, voit tout »[10]
Ceci montre que tout un ensemble de champs lexicaux et sémantiques relatifs à la notion de « dialogue » figure dans le Coran.
Par ailleurs, c’est un dialogue de persuasion qui s’est instauré entre Abraham et les anges qui vinrent le visiter à propos du fils qu’il allait avoir (Ishâq) et de la tribu de Loth. Abraham essaya de plaider pour sauver le peuple de Loth et trouver une solution de miséricorde. Il ne savait pas encore ce que Dieu avait décrété vis-à-vis de ce peuple injuste. Néanmoins, La nature d’Abraham « un hanif musulman » l’incitait toujours au pardon, à la sollicitude et à la miséricorde. Et d’ailleurs, c’est Dieu qui lui a enseigné et inspiré encore une fois cette position.
« Puis lorsque la crainte eut quitté Abraham et que la bonne nouvelle lui fut venue, voilà qu’il disputa (yujâdilunâ) avec Nous en faveur du peuple de Loth. Oui, Abraham était patient, certes, plein de sollicitude, enclin à Dieu »[11]

b. L’exhortation
Un compagnon du Prophète (P.S), Al `Arbad ibn Siriya a dit : « Le Prophète nous a exhortés de sorte que nos coeurs palpitèrent et nos yeux larmoyèrent ». Telle est la bonne exhortation !
Dans ce hadith, l’exhortation est caractérisée par l’adjectif « bonne » pour insister et pour nous indiquer la manière dont le dialogue doit se construire.

c. L’argumentation
« Produisez vos preuves, si vous êtes dans le vrai (si vous êtes sincères) »[12]
Le Coran contient plusieurs versets qui stipulent que les détracteurs doivent présentent leurs arguments.
Il s’agit de « discuter avec eux », dans le sens d’un affrontement verbal, en usant d’argumentation. Chacun des protagonistes présentera ses preuves et défendra son point de vue.
L’argumentation construite est utilisée dans un discours afin d’agir sur la personne de manière à bannir les motifs de l’injustice de son cœur.
Par ailleurs, le l’apport de la preuve est utilisé dans la controverse (al-hijâj ou al-munâzara).
« Ne vois tu pas celui qui discuta avec Abraham au sujet de son Seigneur arguant du fait que Dieu lui avait donné la royauté ? Lorsque Abraham dit : « Mon Seigneur est celui qui donne la vie et la mort ». Il dit : « Moi aussi je donne la vie et la mort ». Abraham dit : « Dieu fait venir le soleil de l’Est fais-le venir de l’Ouest ! » Celui qui avait renié en resta interdit » [13]
Il s’agit dans ce verset de l’argumentation (Hijâj) ou Munâzara, c’est-à-dire la preuve contre la preuve, « d’égale à égale » d’Abraham contre le tyran assyrien Nemrod, roi de Ninive. C’est lui qui ordonna de jeter Abraham dans le bûcher mais ce fut chose vaine car Dieu ordonna au feu d’être « fraîcheur et salut sur Abraham »…
Dans ce récit, ce fut Nemrod qui mourut, d’une façon des plus humiliantes. On raconte en effet qu’un moustique s’est introduit dans son nez et lui provoquait des migraines atroces. Il demandait à tous les passants de lui donner une tape sur le crâne dans l’espoir de faire tomber le moustique. C’est ainsi que celui qui se prenait pour un Dieu mourut victime de la plus faible des créatures. [14]
De manière générale, la discussion entre les prophètes et leur peuple était toujours basée sur les arguments forts et visibles ou une logique claire et juste (la rhétorique : Al-bayân) tout en utilisant la sagesse et la douceur jusqu’à son paroxysme.
Pour exemple, Loth dans le verset suivant est confronté à l’inertie de son peuple et le refus d’accepter la contrepartie, la solution naturelle qui correspond aux valeurs et à la vertu : «épouser ses filles et cesser de pratiquer la sodomie entre eux » :
« Et quand Nos anges vinrent à Loth, il se mit en peine à cause d’eux, et son bras ressentit de l’étroitesse. Il dit cependant : « Voici un jour terrible ! » Quant à son peuple, ils vinrent à lui tout excités pour lui ;- auparavant ils pratiquaient les mauvaises actions. Il dit : « O mon peuple, voici mes filles : elles sont plus pures, pour vous. Craignez Allah, donc, et ne me faites pas d’ignominie en mes invités. N’y a-t-il pas parmi vous un homme bien dirigé ? » Ils dirent : « Tu sais très bien que nous n’avons pas de droit sur tes filles ! Et en vérité tu sais bien ce que nous voulons. » … »[15]

d.La controverse (Hijâj)
Il est une ancienne science spéciale chez les Arabes qu’ils nomment « la controverse » (Hijâj) où l’on préconise un mode de comportement qu’ils nomment « lâcher du lest » en d’autres termes, cela consiste à concéder certaines vérités au protagoniste même s’il devait l’emporter dans la discussion.
Le mode de discussion préconisé dans le verset qui suit, concernant le dialogue entre Abraham et Dieu à propos de la revivification des morts, comporte un arrangement des situations et une coordination entre les protagonistes. C’est ce qu’on appelle en rhétorique « l’amassement et le déploiement » (Al-laf wa Nachr).
Dieu enseigne ensuite par la preuve (hujja) à Ibrahim qu’Il est le plus grand : par la vision comparative des astres, Il montre qu’Il est plus digne d’être adoré.
Allah a révélé au Prophète Mohammad (psl) comment Il enseigne à Abraham :
« Quand la nuit l’enveloppa de ses ténèbres, il vit un astre. Il dit : « Voici mon Seigneur ! » Lorsqu’il disparut à l’horizon, il dit : « Je n’aime pas ceux qui disparaissent » Lorsqu’il vit la lune pointer à l’horizon, il dit : « Voici mon Seigneur ». Lorsqu’elle disparut, il dit : « vraiment si mon Seigneur ne me guide pas, j’appartiendrai à coup sûr à la gent égaré. » Lorsqu’il vit pointer le soleil, il dit : « Voici mon Seigneur, celui ci est plus grand » Lorsqu’il disparut, il dit : « O gens ! Je suis innocent de votre associationnisme » J’ai orienté toute mon adoration vers Celui qui a créé sans précédent les Cieux et la Terre, en pur monothéiste et je ne fais point partie des Associateurs. Et son peuple lui fit une controverse. Il dit : « Controversez – vous avec moi au sujet de Dieu alors qu’Il m’a guidé et que je ne crains pas ce que vous Lui associez à moins que mon Seigneur ne veuille quelque chose ? Mon Seigneur a contenu toute chose dans Son savoir, ne vous rappelez-vous donc pas ? » Comment craindrai –je ce que vous avez associé tandis que vous ne craignez pas d’avoir donné à Dieu des associés sans qu’aucune preuve irréfutable de leur existence ne vous ait été jamais descendu ? Qui donc des deux groupes est plus digne de sécurité, si vous saviez ? » [16]

e. Le propos creux (Mira’)
Dans le champ lexical du dialogue, on retrouve notamment la notion de « propos creux » ou biaisé (Mira`) à travers le verset suivant.
« Ne discute (ne creuse) (tumâri) donc à leur sujet que d’une façon apparente (superficielle) (mira ‘) et ne prends à leur sujet l’opinion d’aucun d’eux » [17]
Dieu évoque la dispute relative au nombre personnes parmi des gens de la caverne qui n’était d’aucune utilité pour les croyants.

4. L’éloquence (al-I`jâz)

Il est question de l’éloquence persuasive du propos (al-I’jâz fî al-kalâm) « lorsque la signification qui résulte de ce propos a plus de portée que toute autre manière de s’exprimer. »[18] Le terme équivaut au mot Bayân qui évoque la clarté du discours ou la rhétorique. Ce terme désigne la chose que veut exprimer celui qui parle à son interlocuteur.

Dans le verset suivant, Dieu s’adresse aux hommes avec éloquence en confirmant la création de la terre et des cieux :
« Ceux qui mécroient n’ont-ils pas vu que les cieux et la terre étaient bel et bien conçus (en une masse) ? Ensuite, Nous les avons dégagés tous deux, et Nous avons désigné de l’eau tout être vivant. Ne croient-ils donc pas ? » [19]
De manière générale, tous les dialogues des prophètes avec leur peuple se caractérisent par l’éloquence, à travers des explications claires et logiques, une parole juste et sage.
Il en est ainsi du prophète Chu`aib et de Moïse qui demanda à Allah de dénouer sa langue pour être plus persuasif face à Pharaon.

Par ailleurs, il existe différents types d’explication pour une meilleure éloquence, par exemple:
– L’explication par renforcement (bayân al-taqrîr) : c’est l’insistance mise dans le discours en vue d’éliminer toute expression figurée (ihtimâl al-majâz) ou particulière (tahsîs), comme dans ce verset : « Alors les anges se prosternèrent tous ensemble. »[20] On reconnaît ainsi que la généralisation se rapporte aux anges après la mention « tous » (kullu-hum – eux tous), afin qu’on ne puisse conclure à une particularisation (tahsîs)[21].
-L’explication par commentaire (bayân al-tafsîr) : c’est l’explication d’une chose impliquant soit une pluralité de sens (mushtarak) soit une difficulté (mushkil), soit un sens général (mujmal), soit encore un sens caché (khafî), comme dans cette parole coranique : « Maintenez-vous en prières, versez l’impôt purificateur » Le terme prière (salât) est employé avec un sens général et l’explication en est donnée par la Tradition (sunna) [C’est-à-dire invocation (du`â’)]. De même pour le terme « impôt purificateur » (zakât) qui s’applique d’une manière générale à tout droit soumis à rétribution (haqq al-nisâb) et aussi à un comput précis (miqdâr). Ce genre d’explication est subordonné à la sunna.[22]

[1] Le Ciel qui se fend, V. 16
[2] La Caverne, V. 36
[3] Saba, V. 24
[4] Les Abeilles, V :125
[5] Les Abeilles, V. 125
[6] Les Abeilles, V. 125
[7] Joseph, V :108
[8] Taha, Sourate 20 :43
[9] Taha, V. 44
[10] La Discussion, V. 1
[11] Sourate XI, 74,75
[12] Les Fourmis, V. 64
[13] Coran s. 2, v. 258
[14] “Al Qur’ân al karîm” traduction et notes : Salah Eddine Kechrîd, Edition Dar al gharb al islami, p. 54
[15] Sourate XI, 77-79
[16] Coran VI, 76-81
[17] La caverne, V. 22
[18] Al-Jurjânî ‘Ali b. Muhammad, Kitâb al-Ta’rîfât, Trad. M ; Gloton, Presses universitaires d’Iran, Téhéran, 1994, p. 78
[19] Coran XXI, 30
[20] Coran, 15, 30
[21] Al-Jurjânî ‘Ali b. Muhammad, Kitâb al-Ta’rîfât, Trad. M ; Gloton, Presses universitaires d’Iran, Téhéran, 1994, p. 105
[22] Al-Jurjânî ‘Ali b. Muhammad, Kitâb al-Ta’rîfât, Trad. M ; Gloton, Presses universitaires d’Iran, Téhéran, 1994, p. 105