Si tu vois quelqu’un répondre à toute question, extérioriser tout ce qu’il contemple et rapporter tout ce qu’il apprend, Conclues-en à son ignorance.
Le fait de savoir répondre véritablement à toute question implique une connaissance infinie, alors que “…on ne vous a donné que peu de connaissance”. (Coran 17 : 85) En d’autres termes : y a-t-il plus grande ignorance que d’être en désaccord avec les paroles de Dieu ? Affirmer que l’on détient la réponse à tout, c’est aussi faire preuve de prétention et d’imposture, selon les paroles du Très-Haut : “Dis : Pour cela, je ne vous demande aucun salaire ; et je ne suis pas un imposteur”. (Coran 38 : 86) L’Envoyé de Dieu -sur lui la paix et le salut -a dit : “Moi et les craintifs de ma communauté ne sont point des falsificateurs”. N’être pas un falsificateur, c’est n’avoir nul artifice et nul embellure.
D’ailleurs, celui-là montre son ignorance de Dieu par le fait que, s’il Le connaissait vraiment, il se suffirait de Sa connaissance et reconnaîtrait alors sa propre petitesse. On a dit de cela : “Celui qui connaît sa vraie valeur, vit !”
On a interrogé l’un des véridiques à propos de la science utile (au coeur). Celui-ci a répondu : “C’est la faculté de reconnaître ton faible degré et de ne pas en sortir”. Un de parmi les hommes réalisés a dit : “Lorsque qu’un savant religieux dit : “Je ne sais pas”, tu a délivré là (à son ego) un coup mortel”. Al-Ghazali a dit dans son Ihya : “Lorsque l’on posait une question à un des pieux prédécesseurs (salaf), il envoyait celui qui interrogeait auprès d’un autre, qui lui l’envoyait vers un autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’homme revenait auprès du premier. Lorsqu’on posait une question à l’un d’entre eux, il répondait : “Va voir le juge (qadi ) et place ta question derrière sa nuque !” On posa à Malik trente-deux questions et il ne répondit qu’à trois d’entre elles, en disant à propos des questions restantes : “Je ne sais pas”. On lui demanda alors : “Mais que dois-je rapporter alors aux gens de ta part ?” Il répondit : “Dis-leur que Malik ne sait pas”.
Répondre à toute question, c’est une ignorance et c’est illicite (haram) car il se peut que celui qui interroge ne soit pas prêt, par opiniâtreté, à entendre la réponse. Et la question qu’il pose est possiblement trop grosse pour lui car il ne pourrait comprendre ou appliquer la réponse, et cela ne le mènerait qu’à la confusion ou au refus. L’Envoyé de Dieu -sur lui la paix et le salut -a dit : “N’instruis pas les gens qui ne sont pas ceux de l’instruction car tu le placerais dans le tort, et instruis ceux qui en sont afin de ne pas les placer dans le tort”. Un poète a dit à ce propos :
Je cacherai ma science des ignorants autant que possible
car je ne puis jeter ces perles aux pourceaux.
Mais si Dieu le Généreux veut, par Sa bonté,
que je voie les hommes dignes de science et de bel agir,
Alors je divulguerai ma science et je profiterai de la leur.
Attendant ce jour, elle reste gardée et cachée en moi.
Celui qui partage sa science avec l’ignorant, la dilapide
et celui qui la refuse aux méritants, ont bien tort !
‘Ali ne parlait aux gens qu’en fonction de leurs capacité à comprendre. Veux-tu vraiment que les hommes rejettent Dieu et Son Envoyé par ignorance. On a dit à al-Junayd :”Deux hommes te posent une même question et toi, tu réponds une chose différente à chacun !” Al-Junayd répondit : “La réponse est selon la capacité de celui qui interroge”. Le Prophète -sur lui la paix et le salut -a dit : “On nous a commandé de parler aux hommes selon leurs capacités”. A ce propos, on rapporte que lorsqu’un homme posa une question à un érudit et que ce dernier ne répondit pas, l’homme lui dit : “Ne sais-tu donc pas que l’Envoyé de Dieu -sur lui la paix et le salut -a dit : “Celui qui cache une science utile, lui sera mis une bride de feu au Jour de la Résurrection” L’érudit lui a dit : “Lâche donc ta bride et fiche le camp ! Si quelqu’un vient me poser une question et que je lui cache la réponse alors qu’il peut la recevoir, alors tu pourras me mettre une bride !”
C’est aussi faire preuve d’ignorance que de donner des interprétations à tous les miracles, les stations les secrets, car ces choses sont des saveurs intérieures et des secrets seigneuriaux compris seulement de leurs maîtres. Les mentionner auprès de ceux qui ne peuvent les comprendre ou les goûter, c’est ne pas connaître la véritable valeurs de ces expériences : ce sont des secrets du Roi en faire-part de Sa confiance. Et c’est répréhensible de divulguer les secrets de son Roi. Celui qui les divulgue est un traître, il est puni et banni et n’est plus digne de confiance. Garder les secrets est donc propre aux gens du bien et les divulguer, aux gens du mal. On a dit : “Les coeurs des hommes libres sont les tombeaux des secrets”. Un poète a dit :
Seul le digne de confiance garde le secret.
Le secret est gardé par les meilleurs des hommes.
Il n’y a pas d’intérêt, par ailleurs, à divulguer les secrets, puisque ce sont des choses de l’intérieur et leur bienfait est intérieur. Les bienfaits de ces états spirituels et de ces touches divines sont qu’ils recouvrent le monde sensible et dévoilent les subtilités, ou encore, qu’ils effacent le doute et renforcent la certitude. Dès lors que ces secrets sont dévoilés, leur effet et leur résultat sont faibles. Tout bien réside dans la dissimulation de ses secrets. Un hadith dit : “Cacher ses besoins aux autres, c’est la meilleure manière de demander qu’ils soient comblés”
Une des choses qui doit aussi être cachée aux autres, c’est la rupture des schémas habituels de son ego. Si cela arrive, on ne doit pas s’empresser d’en parler autour de soi. En effet, l’ego est fait de telle manière qu’il aime beaucoup entendre parler de lui en de bon termes, tels que la force ou le courage. Ainsi, dès qu’une partie de l’ego est tuée, l’autre partie s’empresse aussitôt de la ramener à la vie ! Faire connaître ses facultés à combattre son ego, c’est aussi un moyen de perdre sa sincérité intérieure par fanfaronnade. Et cette attitude-là est source de destruction. Que Dieu nous en préserve !
Quant à l’ignorance dans l’étalage de son savoir en matière de compréhension des réalités et des connaissances spirituelles, elle est due au fait que l’on ignore leur véritable valeur et qu’on les traite avec frivolité. Si ces connaissances-là étaient vraiment élevées et précieuses à ses yeux, il ne les aurait pas divulguées à autrui, car le propriétaire de ce trésor ne tient pas à le perdre. Car, en effet, il lui serait repris immédiatement. Vois ce qu’a dit le shaykh al-Majdhub :
Creuse un trou pour ensevelir ton secret, profond de soixante-dix mètres,
Et laisse les créatures dans leurs émois jusqu’au Jour du Jugement !
Puisque Dieu dit : “Et ne confiez pas aux incapables vos biens dont Dieu a fait votre subsistance…” (Coran 4 : 5), que penser alors de sa subsistance intérieure, sa connaissance de Dieu qui est en soi comme une perle cachée ? Le Prophète -sur lui la paix et le salut -a dit : “Une partie de la science est cachée et n’est reconnue que par les gens de la science. S’ils devaient la faire connaître, les gens de l’illusion refuseraient d’y croire”. Abu Hurayra -que Dieu l’agrée -a dit : “J’ai retenu de l’Envoyé de Dieu -sur lui la paix et le salut -deux sacs de science. Le premier j’ai divulgué parmi les hommes. Le second, si je devais l’ouvrir, on me trancherait la gorge”. Qu’elles sont excellentes, ces vers de Zayd al’-Abidin :
Ô Seigneur, si je divulgue aux hommes un joyau de la connaissance,
Ils me diront : “Tu est de ceux qui adorent les idoles !”
Et les musulmans voudront voir couler mon sang,
Car dans la beauté que je montre ils verront la laideur.
Je tâche donc de garder pour moi les joyaux de ma connaissance,
afin que ignorant ne voie pas la vérité et qu’il nous dénonce.
Ar-Ruzebadhi a dit : “Notre science est toute entière allusive ; lorsqu’elle se fait explicite, elle s’occulte”. L’Imam al-Ghazali a dit : “La réalité peut nuire à certaines personnes tout comme le musc et la rose peuvent nuire au bousier”.
Le maître spirituel expérimenté peut, en revanche, exprimer les réalités spirituelles face à des gens qui ne les connaissent pas, mais par l’usage d’un langage allusif et fin, usant des expressions comme d’un tisserand. Ainsi l’intrus ne comprend pas l’allusion. Al-Junayd parlaient de réalités élevés, même en présence de personnes non initiées, et il disait : “Il y a des sciences trop bien gardées pour qu’elle puissent circuler en d’autres mains que celles des initiés : ainsi est notre science, elle est protégée et ne peut être prise par des non connaissants”. Et Dieu sait mieux.
Et puis, répondre à toutes les questions, interpréter tout ce que l’on voit, parler sans cesse demande d’aller auprès des créatures, de les honorer dans leur monde comme il se doit, car celui qui manifeste un besoin doit être servi. L’une des tendances des gens du commun, c’est d’admirer le passant qui accomplit des miracles, de vouloir à tout prix cueillir le fruit de sa science et de rater complètement les opportunités de gravir, dans leur monde, les stations vers la sincérité. Le serviteur de Dieu doit donc dissimuler ses facultés à tout le monde sinon à Dieu, et attendre que la récompense lui vienne de Dieu au Jour de la rencontre. Voilà ce que rappelle Ibn ‘Ata- Allah :
Il n’a situé dans l’autre monde le lieu de la récompense de Ses serviteurs croyants que parce que ce monde ne peut contenir ce qu’Il veut leur donner, Et parce qu’Il estime trop leur valeur pour les récompenser dans un monde qui passe.