Hikma n°11 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Dans une vie discrète ensevelis-toi : ce qui pousse avant d’être mis en terre ne parvient pas à maturité.

Ensevelir, c’est recouvrir et cacher. Une vie discrète, c’est une vie où on perd la considération sociale des gens. La mise en terre représente la sagesse, les dons et la connaissance que le serviteur récolte par la connaissance en Dieu. C’est le moment où son ego meurt et que son esprit (ruh) vit.

Ô disciple, recouvre ton âme et ensevelis-là dans la discrétion. Elle y trouvera son intimité, sa joie et la trouveras plus douce que le miel. Se montrer deviendra pour elle plus amère que le goût de la coloquinte. Lorsque tu l’auras ensevelie dans le monde de la discrétion et qu’elle y aura pris racine, alors elle pourra parvenir à maturité et tu pourras en cueillir les fruits et elle te donnera son trésor : le secret de la sincérité et la réalisation du degré de l’élite de l’élite ! Si tu ne l’ensevelis pas dans la terre de la discrétion, si tu laisses venir à elle la renommée, l’arbre meurt ou ses fruits tombent. Lorsque tu verras les connaissants en Dieu récolter ce qu’ils ont semé dans les jardins de la connaissance et tirer profit du trésor qu’ils avaient caché et des vivres qu’ils avaient engrangés, tu te retrouveras pauvre et misérable, et tu voudras leur en voler une part.

Sayyiduna ‘Isa (Jésus) –paix sur lui –demanda un jour à ses compagnons : “Où vit la graine, ô compagnons ? Ils répondirent : Dans la terre ! Alors il dit : Il en est ainsi pour la sagesse. Comme la graine dans la terre, elle ne pousse que dans le cœur. Un connaissant en Dieu a dit : Si tu enterres ton ego avant que tu ne sois enterré, ton cœur s’élève au Paradis avant que tu n’y ailles.

Une fois, l’Envoyé de Dieu –sur lui la paix et le salut –était assis avec al-Aqra ibn Habis, un grand homme des Banu Tamim, et un musulman pauvre passa par là. Il demanda alors à al-Aqra :

“Que dis-tu de cet homme ?

-Ô Envoyé de Dieu, répondit-il, c’est juste un de ces pauvres musulmans. S’il devait faire une proposition de mariage, elle ne pourrait être acceptée ; s’il devait intercéder pour quelqu’un, son intercession serait rejetée ; s’il devait prendre la parole en public, personne ne l’écouterait. L’Envoyé de Dieu –sur lui la paix et le salut –lui dit alors :

-Cet homme est meilleur que ce tout ce que la terre peut contenir, et il est meilleur que celui-ci !

De nombreux hadiths font l’éloge de la vie discrète. Si elle ne recelait rien de plus que le repos et la délivrance du cœur, ce serait déjà beaucoup ! Al-Hadrami a écrit :

Vis dans la discrétion parmi les hommes et contente-toi de cela.

C’est bien mieux pour ton intégrité spirituelle et pour ce bas-monde.

Dès que l’on se fait voir auprès des hommes, l’intégrité est ébranlée

et on vacille entre le mouvement et l’immobilité.

Un homme de parmi les sages a dit : “La discrétion (sociale) est une bénédiction mais l’âme égotique la rejette. Il a aussi dit : “Le terme de la Voie est réservée à ceux qui balayent les ordures avec leurs âmes”.

Celui qui veut éprouver son âme par la déchéance et la perte de son rang social doit prendre garde de ne pas sombrer dans l’illicite. Dans le but d’éprouver son ego, il pourra demander l’aumône devant les boutiques ou les maisons, manger dans les marchés devant tout le monde, dormir là-bas, porter des déchets sur la tête, marcher pieds nus, donner une mauvaise image de soi, se faire passer pour avare, porter une froc rapiécé et un chapelet aux gros grains…et tout ce qui peut peser sur l’ego, mais en restant dans le licite.

Le shaykh Zarruq dit : “Tout comme il ne convient pas d’ensevelir des graines dans une mauvaise terre, il ne convient pas de s’ensevelir dans une vie discrète sans obéir à Dieu. La perte de la vie sociale ne peut se comparer à la perte de la vie, car lorsque l’on meurt on ne peut plus agir ni en bien, ni en mal. On ne doit pas provoquer sa mort si on peut survivre, selon la parole de Dieu : “…Et ne vous jetez pas par vos propres mains dans la destruction (Coran 2 : 195). Ce n’est pas le cas le vie discrète. La vie discrète est une voie vers la perfection, celle du reniement de son rang et de sa position sociale, des lors qu’elle est fondée par le licite.

J’ai entendu de la bouche de notre shaykh : “Le faqir sincère tue son ego avec les armes du licite, et le faux faqir tombe dans l’illicite et ne tue pas son ego. Il disait aussi : “Nous sommes bien au fait de ce qui est licite et ce qui ne l’est pas, et cela nous suffit pour nous écarter du l’illicite et du condamnable.

Mendier est interdit en Islam dès lors que l’on n’en a pas besoin pour se nourrir. Si c’est pour survivre, ce n’est pas interdit.

Toutefois, cette déchéance sociale que j’ai évoquée peut aussi entraîner un respect et un renom, car les gens restent aveugles à la vie discrète.

La vie discrète, c’est perdre l’estime que les gens te portent, cacher le secret de la sainteté, et tout faire pour être déconsidéré et pour cacher que la sainteté se trouve dans une vie discrète. Il est vrai que cette méthode comporte un certain affichage social. C’est pourquoi notre shaykh a dit : “Notre Voie est celle de la vie discrète dans la société en dans l’apparence.

A ce sujet, an-Najibi dit dans al-Imala : “Pour les soufis qui disent que le port du froc rapiécé attire en fait la renommée, on peut citer pour réponse le voyage que Salman al-Farisi fit de l’Iraq jusqu’en Syrie, à pied et avec un manteau rêche, pour rendre visite à Abu d-Darda’. On lui dit : “Tu t’es attirée le renom ! Mais il répondit :

-Le bien est celui de l’Au-delà. Je suis l’esclave de l’esclave. Lorsque je serai affranchi je porterai alors l’habit royal, et je ne me soucierai pas des frontières.

Ce récit rappelle en partie celle de al-Ghazali qui portait des peaux de bœuf sur le dos lorsqu’il rencontra son shaykh al-Kharraz, balayant le sol du marché et distribuant de l’eau aux gens avec une gourde en peau de bête. C’est une histoire que j’ai entendue à plusieurs reprises de la bouche de mon shaykh.

Il y a aussi l’histoire de la rencontre d’ash-Shushtari avec son shaykh qui avait soixante-dix ans. Ash-Shushtari était ministre et savant religieux et son père était émir. Lorsqu’il exprima le souhait de s’engager sur le Voie des gens du soufisme, le shaykh lui dit :

“Tu n’obtiendras rien de ce qu’ils ont obtenu si tu ne vends pas tes biens et si tu ne portes pas de vieux habits déchirés, si tu ne prends pas une bannière et que tu n’ailles pas ainsi dans au marché !

Il fit tout cela, et avant d’aller au marché, il vint voir le shaykh et lui demanda :

“Que doit-on dire en entrant au marché ? Il répondit :

-Dis : “J’entre par la mention du Bien-Aimé.

Il entra donc au marché, secouant sa bannière et disant : “J’entre par la mention du Bien-Aimé !. Il le fit trois jours durant et ses voiles spirituels se déchirèrent. Il se mit alors à chanter les louanges de ce que l’on peut goûter de l’enseignement spirituel dans un marché.

Il y a une histoire similaire à propos d’un homme qui vivait auprès d’Abu Yazid al-Bistami. Cet homme resta auprès de lui pendant trente années, sans jamais quitter ses réunions d’invocation. Un jour il lui dit :

“Maître, cela fait trente ans que je jeûne la journée et que je passe la nuit en prière. J’ai abandonné mes appétits terrestres et je ne trouve plus rien en mon cœur des maladies que tu évoques. J’atteste de toutes tes paroles.

Abu Yazid lui dit :

“Même si tu priais trente années durant, tel que je te vois, tu n’en récolterais pas le moindre atome.

-Pourquoi, maître ? demanda-t-il.

-Parce que tu es voilé par ton ego, il répondit.

-Y a-t-il un remède qui puisse me guérir de cette maladie ? demanda-t-il.

-Oui, répondit Abu Yazid. Mais tu ne l’accepteras pas.

-Mais si ! insista-t-il. Je ferai ce que tu me diras de faire.

Alors Abu Yazid lui dit :

“Vas immédiatement chez le coiffeur, fais-toi raser la tête et la barbe. Enlève ces vêtements et enroule-toi d’un habit de laine. Prends un sac, remplis-le de noix et mets-le autour du cou. Fais venir des enfants autour de toi et dis-leur d’une voix forte : Les enfants ! Je donnerai une noix à quiconque me donne une gifle ! Puis entre au marché, là où tu es respecté, dans cet état jusqu’à ce que tous ceux que tu connais t’aient vu.

L’homme cria :

Soubhanallah (gloire à Dieu), Abu Yazid ! Tu me dis cela à moi ! Crois-tu vraiment que je vais faire cela !

-Tes paroles sont du polythéisme, lui répondit Abu Yazid.

-Pourquoi ? demanda-t-il.

-Car c’est ton ego que tu estimes, et que tu glorifies ! répondit-il.

-Abu Yazid, dit-il, je ne peux pas faire ce que tu m’as dit de faire, et je ne le ferai pas. Dis-moi quelque chose que je peux faire.

-Commence par faire cela, lui dit Abu Yazid, car tu dois perdre ton rang social et rendre ton ego plus humble. Après, je pourrais t’indiquer ce que tu dois faire.

-Je ne peux pas faire cela, il dit.

-Tu avais pourtant dit que tu ferais ce que je te dirais de faire. Je sais qu’une personne n’éprouvera pas le désir de connaître les secrets du monde invisible qui sont voilés des gens du commun, avant qu’il ne provoque pas la mort de son ego et qu’il ne brise les habitudes sociales des gens ordinaires. Il brisera alors les schémas de la vie ordinaire et les bienfaits de son action commenceront à lui apparaître.

Il y a aussi l’histoire d’Abu ‘Imran al-Barda’i et de son shaykh Abu ‘Abdullah at-Tawdi à Fès. Il se rasa la tête, se revêtit d’une jellaba et se mit à crier au secours ! Il y a aussi l’histoire du shaykh ‘Abdu r-Rahman al-Majdhub qui mangeait des figues des arbres et chantait dans les marchés. Il y a aussi l’histoire du shaykh Moulay al-‘Arabi qui portait un sac autour du cou et qui faisait boire les gens avec une gourde en peau de bête. Ces choses-là sont bien connues.

Toutes ces histoires montrent que la vie discrète n’est pas celle que les gens s’imaginent, c’est-à-dire de rester chez soi ou d’aller se cacher dans les montagnes. Pour les êtres réalisés, cela est même une forme d’ostentation. La vie discrète, pour le shaykh Zarruq, c’est “l’âme qui réalise ses attributs les plus vils et qui en reste consciente en permanence. L’avilissement est le meilleur moyen de contrecarrer son attribut le plus vil. Ainsi, l’âme est face à ce qui lui est le plus pénible. Elle se résout donc à la réalisation de l’attribut de l’humilité et à ses fruits afin d’atteindre la perfection de la Réalité divine.

Si tu me rétorques que de s’exposer ainsi devant tout le monde provoque la médisance et la calomnie, qui est réprouvée en Islam, je te réponds que ce qui compte, c’est l’intention et l’objectif visé. Si quelqu’un entreprend cela dans le but de tuer son ego, d’atteindre la sincérité et de trouver le remède pour son cœur, alors il pardonne et trouve des excuses à celui qui médit de lui. Dans son livre, Sidi ‘Ali dit : “Nous pardonnons à ceux qui nous pardonnent et nous pardonnons à ceux qui ne nous pardonnent pas.

Dans le Qawa’id, le shaykh Zarruq dit : “Le royaume légal de la religion est applicable aux gens du commun car son objectif est de faire appliquer la Shari’a extérieure, d’élever son minaret et de faire triompher sa parole. Mais le royaume du soufisme s’adresse à l’élite car il concerne la relation entre le serviteur et Son Seigneur, et rien d’autre. Il est donc acceptable qu’un juriste conteste l’avis d’un soufi, mais il ne convient pas qu’un soufi suive un juriste. On doit aller du soufisme vers la jurisprudence (fiqh) pour les décisions légales, mais non pas pour les réalités spirituelles.

NOTE

Les remèdes que nous venons d’évoquer valent pour les malades car ils traitent leurs maladies. Concernant celui qui a trouvé le remède et qui a pu se parfaire dans l’annihilation, il est l’esclave de Dieu, qu’il le montre ou qu’il le dissimule.

Comme la purification des subtilités de l’ostentation et l’humilité ne s’acquièrent que par la méditation (fikr), et la méditation n’est possible que par la retraite spirituelle, il [Ibn ‘Ata- Allah] dit ensuite :

Rien n’est utile au cœur autant qu’une solitude qui le fait entrer dans le domaine de la méditation. (Hikma 12)