Hikma n°12 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Rien n’est utile au cœur autant qu’une solitude qui le fait entrer dans le domaine de la méditation. 

“Etre utile, c’est contribuer à l’avènement d’un bienfait. Le “cœur, c’est cette faculté qui se tient prête à accueillir la connaissance divine. La “solitude, c’est un retrait qui permet d’isoler le cœur avec Dieu. C’est de la retraite spirituelle (khalwa) dont il est question ici, c’est-à-dire du fait de se retirer physiquement des gens. De manière générale le cœur ne peur s’isoler qu’une fois le corps mis en retrait du monde. La méditation, c’est le cœur qui s’achemine vers la Présence du Seigneur.

Il y a deux sortes de méditations : celle qui est une affirmation et qui relève de la foi, et celle qui est une contemplation et qui relève de la vision. Nous verrons cela plus loin.

Je dis que rien n’est plus bénéfique au cœur qu’une solitude accompagnée de méditation, car la solitude est une fièvre et la méditation et un remède. Le remède n’est d’aucune utilité sans la fièvre et il n’y a aucun bienfait dans la fièvre si on n’a pas le remède. Il n’y a donc aucun intérêt à une retraite sans méditation, ni à une démarche de méditation sans retrait du monde, car en se retirant du monde on cherche à libérer son cœur, et en libérant son cœur on cherche à le dévouer à la méditation pour ne s’employer qu’à cela. Par la méditation on recherche la connaissance de Dieu et qu’elle prenne racine dans le cœur. Dès lors que la connaissance de Dieu est enracinée dans le cœur, on détient le remède pour la bonne santé de son cœur. Ce sont les cœurs qui sont pour Dieu “les cœurs sains”. Dieu dit au sujet de la Résurrection : “… le jour où ni les biens, ni les enfants ne seront d’aucune utilité, sauf celui qui vient à Dieu avec un cœur sain”. (Coran 26 : 88-89)

On a pu dire que le cœur est comme l’estomac : quand il est dominé par ses appétits, il tombe malade et devra ressentir la fièvre afin de guérir. Grâce à cette fièvre le cœur réduira ses appétits et empêchera leur retour.

Dans un hadith : “L’estomac est la lieu de la maladie, et la fièvre annonce la guérison.” C’est la même chose pour le cœur. Lorsqu’on est submergé par les pensées et les perceptions sensibles, on tombe malade et on peut mourir si la fièvre ne vient pas à notre secours, et ne nous chasse pas des lieux de socialisation. Lorsqu’on se retire des gens pour entrer en méditation, le remède prend le dessus et le cœur retrouve sa droiture. Sinon, on reste malade jusqu’au Jour où on rencontre Dieu, avec un cœur malade de ses doutes et de ses pensées désastreuses. Dieu, accorde-nous Ton bien-être !

Al-Junayd a dit : “Les assemblées les plus nobles sont celles où l’on s’assoit pour méditer sur l’Unité de Dieu (tawhid). Le shaykh ash-Shadili a dit : “Les fruits de la retraite spirituelle sont des dons de grâce. Il y en a de quatre sortes : la dissipation du voile, la décente de la miséricorde, la réalisation de l’amour et une parole juste et véridique. Dieu le Très-Haut dit : “…lorsqu’il se fut séparé d’eux et de ce qu’ils adoraient en dehors de Dieu, Nous lui fîmes don… (Coran 19 : 49).

Sache que la retraite spirituelle comporte dix bienfaits :

1/ La première, c’est la sécurisation contre les désastres provoquées par la langue. Si on est seul, on n’a personne à qui parler. Le Prophète –sur lui la paix et le salut –a dit : Que Dieu soit clément à l’égard d’une personne silencieuse et qui se contient, ou qui ne parle et ne partage qu’en bien. En général, la meilleure manière d’être sécurisé des affres de la langue, c’est de préférer un lieu de retraite à un lieu de rencontre. Le shaykh Sidi ‘Ali a dit : “Lorsque je vois un faqir qui préfère la retraite à la rencontre, le silence à la parole et le jeûne au repas consistant, je sais je son melon est doux et sucré. Lorsque je le vois préférer la vie de société, la parole et la satiété à leurs opposés, je sais que son melon est creux.

On peut lire dans al-Qut : “Beaucoup de verbiages manquent de scrupule, de piété, de véracité dans les récits, d’exposition impartiale des faits et un oubli constant du Noble Roi du fait que les mots sont la clé des plus grands péchés de la langue : le mensonge, la calomnie, la vengeance et le faux témoignage. Il est dit dans une tradition : “La plupart des péchés commis par les enfants d’Adam sont commis par la langue, et : “Les hommes qui auront le plus grand nombre de mauvaises actions au Jour du Jugement seront ceux qui se mêlent de ce qui ne leur regarde pas.

2/ Le second bienfait, c’est qu’elle préserve ton œil et le sécurise des fléaux du regard. Quiconque se retire des gens se protège du regard qu’il leur porte et de ce qu’ils portent en eux des fleurs et du décorum de ce bas-monde. Dieu le Très-Haut dit : “Et ne tends pas tes yeux vers ce dont Nous avons donné jouissance temporaire à certains groupes d’entre eux, comme le décor de la vie présente, afin de les éprouver par cela (Coran 20 : 131). Il interdit donc aux âmes de se tourner vers cela et de se mesurer à eux. Muhammad ibn Sirin a dit : “Prends garde de ne pas trop regarder : cela même à des appétits exagérés. On a dit : “L’œil peut mener à la destruction. Si quelqu’un laisse libre cours à son regard, il recherche sa propre destruction. Regarder les choses avec les yeux sème la dispersion dans le cœur.

3/ Le troisième bienfait, c’est qu’il préserve et protège le cœur de la vantardise, de la flatterie et des autres maux semblables à ceux-là. Un sage a dit : “Quiconque socialise avec les gens finit par les flatter. Quiconque les flatte, fait preuve d’étalage d’eux-mêmes. Quiconque fait ainsi preuve d’étalage, finit par tomber là où ils sont tombés et il est donc détruit en même temps qu’ils le sont.

Un soufi a dit : “Je demandai à un Abdal dévoué à Dieu : “Quel est le chemin de la réalisation ? Il me répondit :

-Ne porte pas le regard sur les créatures. Les regarder, c’est obscurcir son regard.

Je lui répondis :

-Mais je ne peux faire autrement !

Il me dit alors :

-Dans ce cas, n’écoute pas leurs paroles. La dureté est dans leurs mots.

Mais je lui répondis :

-Mais je ne peux faire autrement !

Il me dit :

-N’ais pas affaire à eux. S’affairer avec eux, c’est la perte, le regret et l’aliénation.

Je répondis :

-Je vis parmi eux et je dois avoir affaire à eux.

Il me dit :

-Dans ce cas, ne te rends pas dépendant d’eux. Se remettre à eux, c’est causer ta destruction.

-Oui, c’est bien possible, lui dis-je. Il me répondit :

-Tu regardes ceux qui jouent, tu écoutes les paroles des ignorants, tu fais affaire avec les falsificateurs, tu t’en remets à ceux qui sont détruits…et tu veux goûter à la douceur de l’obéissance alors que ton cœur est avec d’autres que Dieu ! Impossible ! Tu n’y arriveras jamais ! Et il me quitta.

Al-Qushayri a dit : “Lorsque les maîtres de l’effort veulent protèger leurs cœurs des pensées ruineuses, ils ne regardent pas les choses agréables, c’est-à-dire les choses de ce monde. Il dit aussi : “C’est une base essentielle pour eux dans leurs efforts de discipline.

4/ Le quatrième bienfait de la retraite, c’est l’obtention de l’ascèse dans ce monde et de s’en contenter. Ce bienfait contient tout l’honneur et la perfection du serviteur de Dieu et c’est une raison pour laquelle on s’attire l’amour de son Seigneur, puisque le Prophète –sur lui la paix et le salut –a dit : “Ne t’occupe pas de ce monde et Dieu t’aimera ; ne t’occupe pas de ce qui appartient aux autres et les autres t’aimeront. Il ne fait aucun doute que celui qui s’isole des gens et ne regarde pas vers ceux qui éprouvent du désir pour ce monde et qui le poursuivent, celui-là est libre de ne pas les suivre dans cette direction et de suivre ces natures viles et ruineuses. Bien peu de ceux qui se mélangent à eux restent libres de leurs actions et protégés d’eux. On rapporte que le prophète ‘Issa (Jésus) a dit :

“Ne fréquentez pas les morts, pour que vos cœurs ne meurent pas.

-Qui sont les morts, ô Esprit de Dieu ? Demandèrent-ils. Il répondit :

-Ce sont ceux qui adorent ce monde et qui le désirent.

5/ Le cinquième bienfait, c’est d’être protégé de la compagnie du mal et de la fréquentation du vil. Les fréquenter, c’est encourir le risque d’une grande corruption et un terrible danger. On lit dans une tradition : “Un mauvais compagnon est comme un soufflet : si les étincelles qu’il provoque ne te touchent pas, l’odeur t’imprègne et te reste. Sidi ‘Abdu r-Rahman al-Majdhub a dit : “Il est ruineux de rester en compagnie de mauvaises personnes, même si tu es pur.

Dieu le Très-Haut a révélé a Da’ud (David) :

“Da’ud, pourquoi est-ce que tu t’isoles et te retires du monde ? Il dit :

-Mon Dieu, je me détourne de la création pour Toi. Dieu dit :

-Da’ud, retourne vers tes frères dans la vigilance. Ne prends pas pour compagnon celui qui ne te garde pas dans Mon agrément. Celui-là est ton ennemi et ton cœur s’endurcirait et t’éloignerait de Moi.

Si tu prends des compagnons, que ce soit les soufis. Leur compagnie est un trésor sans limites. Al-Junayd a dit : “Lorsque Dieu a décrété le bien pour une personne, il le place parmi les gens du soufisme et lui obstrue la compagnie des déclamateurs. Il dit aussi : “Par Dieu, celui qui accède au succès n’y accède que par la fréquentation des gens du succès.

6/ Le sixième bienfait de la retraite, c’est qu’il te permet de te dévouer à l’invocation (dhikr) et il te donne la piété et la bonne action. Il n’y a aucun doute quant au fait qu’une personne seule se dévoue bien mieux à l’adoration de son Seigneur et s’y applique corps et âme puisque rien ne l’en distrait. Nous lisons dans al-Qut : “La retraite libère le cœur des autres, oriente l’aspiration (himma) vers le Créateur et renforce la ferme résolution.

7/Le septième bienfait, c’est de goûter à la douceur des actes d’adoration et au plaisir des choses licites, qui emplissent son centre subtil (sirr). Cela est vécu et attesté. Abu Talib a dit : “Le disciple ne devient sincère que lorsqu’il fait l’expérience de la douceur, de l’énergie et de la force, qu’il trouve dans la retraite et non pas en compagnie des gens, il ne devient sincère que lorsqu’il trouve son intimité dans la solitude, lorsqu’il trouve sa consolation dans la retraite et lorsqu’il fait ses bonnes actions en secret.

8/ Le huitième bienfait, c’est le repos du cœur et du corps. Il résulte de la fréquentation des gens une forte fatigue physique due au fait que l’on s’efforce à leur plaire et à faire ce qu’ils nous demandent de faire. Bien qu’il y ait une récompense à cet effort pour les autres, on passe à côté d’une récompense bien plus grande : celle de la concentration du cœur en la présence du Seigneur.

9/ Le neuvième bienfait, c’est la protection de son âme et de sa religion (din) contre la controverse qui est inhérente à une vie en société. L’ego se plaît à se jeter dans la controverse dès lors qu’elle touche à des choses de ce monde et il aime s’en contenter. Ash-Shafi’i a dit :

A quiconque qui veut goûter de ce monde, sache que je l’ai consommé,

et sa douceur, et sa rétribution, m’ont été données,

Et j’ai vu qu’il n’y avait que délusion et fausseté

comme un mirage dans le désert.

Ce n’est rien d’autre qu’un corps transformé,

qui s’est attiré les chiens de l’implication.

Evite-le, et tu vivras protégé des ses habitants.

Approches-toi en, et ses chiens te montreront leurs dents.

10/ Le dixième bienfait de la retraite, le plus grand, c’est l’enracinement dans l’adoration par le biais de la méditation et de la contemplation. Une tradition dit : “Méditer une heure durant est meilleur que soixante-dix ans d’actes d’adoration. ‘Issa (Jésus) avait l’habitude de dire : “Est béni celui de qui les mots sont une remémoration de Dieu (dhikr), le silence est méditation, le regard est un enseignement. Les plus intelligents sont ceux qui rendent leurs ego humbles et qui oeuvrent pour l’Au-delà. Ka’b a dit : Celui qui désire l’Autre Monde doit s’atteler à la réflexion. La plus grande œuvre d’adoration d’Abu d-Darda, c’était la réflexion, car par ce biais on atteint la réalité des choses, on distingue le vrai du faux, on se met en garde contre les fléaux et les ruses de l’ego et contre la délusion du monde. Par cette réflexion on reconnaît les manières de s’en protéger et de se purifier.

Al-Hassan a dit : “La réflexion, c’est un miroir qui te monte le bien et le mal qui sont en toi. Elle te fait aussi connaître l’immensité et la Majesté de Dieu dès lors que tu réfléchis à Ses signes et à Son Œuvre. Elle te fait aussi connaître Sa grâce et Ses dons, apparents et cachés. Ainsi, elle te fait accéder à des degrés lumineux qui ôtent la maladie de ton cœur et te donnent la droiture dans ton adoration de  ton Seigneur. Le shaykh Ibn ‘Abbas a dit : “Voilà les fruits de la retraite des gens du commencement. Pour ce qui est des gens du terme, ils portent la retraite en eux, quand bien même seraient-ils entourés de gens, car ils sont fermes et ils sont séparés de la désunion par le voile de l’union et du monde sensible par le voile des significations subtiles. Pour eux la retraite et la vie en société ont la même valeur car ils puisent dans les deux mondes et personne ne puise en eux. Le shaykh al-Majdhub a dit à ce sujet :

La Création est faite des lumières et je marche parmi elles.

Ce sont de grands voiles pour celui qui vit auprès d’elles.

Si le disciple a reçu l’indication de se détacher du monde, de garder le silence, de jeûner et de veiller, il pourra compléter sa sainteté et la présence divine lui apparaîtra et les formes autres que celle-là cesseront de réfléchir dans le miroir du cœur. Le shaykh [Ibn ‘Ata- Allah] indique dans la Hikma suivante :

Comment recevrait-il l’illumination le cœur dont le miroir reflète l’image des créatures ? (lire plus…)