Règles et conditions de la fatwa

La Fatwa consiste en une interprétation (ou une compréhension) du texte traditionnel en vue de statuer sur un sujet ou émettre un ordre légal, c’est le domaine exclusif des savants compétents. Il peut s’agir aussi d’un effort juridique (Ijtihâd) du savant si le texte traditionnel est absent. Comme on l’a vu dans l’exemple précédent: les compagnons ont interprété la parole du Prophète (paix et salut sur lui) car ils ont vécu avec lui et ont été éduqué et enseigné par lui directement. En plus, ils n’ont pas hésité à revenir vers lui pour statuer sur leur interprétation. 
La discipline de la Fatwa et de l’interprétation du texte sacré a ses convenances et ses conditions. Elle obéit à des règles strictes. 

On cite parmi ces règles : 

1. La connaissance du Coran et de ses sciences (‘ulûm Al-qur’ân): ses différentes interprétations (les exégèses : selon Ibn ‘Abbâs, selon Ibn Mas‘ûd..), circonstances et causes de révélation de chaque verset (Asbâb An-nuzûl), statut de chaque verset …ainsi que la connaissance du Hadîth et ses sciences: degré d’authenticité de chaque hadîth, sa portée, son statut.,son interprétation… 

2. La connaissance de l’abrogé et de l’abrogeant (An-nâsikh wa al-mansûkh) que cela concerne le Coran ou le Hadîth : certains versets figurent dans le Coran parce que la chronologie de la révélation l’a voulu et parce que la pédagogie évolutive de la sagesse coranique l’a exigé, mais ils ne sont plus applicable et ne comptent plus en matière de jurisprudence. A l’inverse, certains versets étaient révélés au Prophète (paix et salut sur lui) et les compagnons les avaient appris, ensuite, Dieu révéla qu’ils soient abrogés(annulés en lecture et écriture:naql) du Coran mais qu’ils restent applicables en matière de jurisprudence (hukm). 
*Exemples d’abrogé et d’abrogeant : 
Pour le Coran : 
« Ils t’interrogent sur le vin et le jeu (de hasard). Dis « Il y a en eux un grand péché et des profits pour les gens et leur péché est plus grand que leur profit. »[1] 
Après la révélation de ce verset : une partie des musulmans a cessé de consommer le vin et une partie a réduit sa consommation… 
Ensuite, et dans la continuité de cette pédagogie éducative, la révélation encourage encore plus la non consommation du vin en ordonnant les musulmans à ne pas approcher la prière en état d’ivresse, ce qui ne constituait pas encore une interdiction ferme du vin : 
« O vous qui avez cru ! N’approchez pas la prière alors que vous êtes ivres jusqu’à ce que vous sachiez ce que vous dites… »[2] 
Puis enfin, quand la foi s’est consolidée dans les cœurs, le verset de la Sourate Al- Mâida a été ferme et claire pour interdire définitivement la consommation du vin et les jeux du hasard et pour abroger le premier verset cité: 
« O vous qui avez cru ! Le vin, la divination par les entrailles des victimes ainsi que le tirage au sort (jeu de hasard) ne sont qu’un acte impur de ce que fait Satan. Evitez le !….Le diable ne cherche qu’à introduire parmi vous les germes de la discorde par l’animosité et par la haine à travers le vin et le jeu (de hasard) et à vous détourner de l’invocation de Dieu et de la prière. Allez – vous donc y mettre fin ? »[3] 
Pour la parole du Prophète (paix et salut sur lui) (Hadîth): 
On cite l’exemple du Hadîth qui interdisait au début de l’Islam la visite des tombeaux (car les arabes à l’époque venaient de quitter les idoles de pierre) qui fut abrogé par le Hadîth suivant: « Je vous avais interdit de visiter les tombes, maintenant visitez les »[4] (car alors, en raison de leur foi, les compagnons ne risquaient plus d’adorer les morts ou les pierres) 

Il faut savoir distinguer aussi dans le Coran : « le Muhkam et le Mutashâbih » c’est-à-dire les versets qui sont fermes et clairs et les versets qui ne peuvent être compris qu’au deuxième degré[5] : comme « la main de Dieu est au dessus de leur main »[6]… 

3. Connaître la portée de chaque texte sacré ( portée générale, ou plutôt spécifique à une situation ou à une personne ou à une catégorie de personnes). 
Exemples: 
La prière de la peur (salât al-khawf) -décrite dans le Coran (Sourate An-nisâa, verset 102) et dans les Hadîths -est spécifique à une situation particulière… 
Les versets à propos des polythéistes ne peuvent pas s’appliquer aux croyants… 

4. Connaître les sujets à propos desquels les savants de la communauté ont établi un consensus (Ijmâ‘). 

5. Connaître les outils de la jurisprudence(droit) islamique comme l’analogie, les intérêts collectifs, les dérogations…Et la jurisprudence dans les situations exceptionnelles (famine, contrainte, guerre)… : à titre d’exemple citons ce qu’a fait le deuxième Calife, ‘Umar, qui a annulé la sanction contre le vol au moment de la famine qui a touché l’Arabie à son époque (car les gens volaient pour manger et survivre !)[7]. 
‘Umar a augmenté la sanction sur la consommation du vin, car les gens le consommaient de plus en plus à son époque. 

6. La piété, le scrupule, la crainte de Dieu et la sagesse sont de même des qualités requises : la Fatwa est en effet une très lourde responsabilité : les facteurs de piété et de firâsa(le fait de voir avec la lumière de Dieu : la sagacité) sont nécessaires dans certaines affaires : ‘Uthmân Ibn ‘Affân (que Dieu l’agrée) ayant perçu(douté) que la femme qui a commis l’adultère (zinâ) n’avait pas connaissance du texte qui l’interdit ; a jugé qu’elle ne pouvait pas être sanctionnée par le Hadd… 

7. Connaître l’environnement (c’est-à-dire le contexte social et politique..) et l’impact des avis juridiques (sur l’intérêt et l’avenir de la communauté : particulièrement dans les pays non musulmans). 
Exemples: 
un Muftî ne peut pas se prononcer sur un produit financier sans consulter un spécialite en finance pour connaître de façon précise son contenu… 
Idem pour un produit alimentaire nouveau ou un produit pharmaceutique… 
C’est pour cela qu’on trouve de plus en plus des comités de droit (Mujamma’ât fiqhiyya) composés en plus des savants en droit musulman, de spécialistes en divers domaines… 
Si pour une affaire donnée, le Muftî est confronté à plusieurs avis juridiques possibles, il optera pour l’avis à la fois recevable et en même temps qui facilite la vie des gens… 
Le Prophète (paix et salut sur lui) dit : «Cherchez la facilité (facilitez) et évitez la difficulté (les choses dures et compliquées) (ne rendez pas les choses difficiles) ; et soyez des annonciateurs de la bonne nouvelle et ne rebutez pas les gens (ne les dégoûtez pas et ne les faites pas fuir)» 
Rapporté par Al-Bukhârî et Muslim 

Au regard de ce qu’on a dit, il paraît évident qu’il ne suffit pas de connaître le Coran par cœur et de maîtriser la langue arabe ou d’avoir fait quelques lectures de livres de la religion pour se permettre de donner des avis juridiques (fatwa)…Même le grand savant l’Imâm Mâlik de Médine : répondait fréquemment quand on lui posait des questions : « je ne sais pas ! » par crainte de Dieu et par pudeur

S’adonner à la Fatwa sans avoir les compétences requises, porte préjudice à la foi et c’est même une source d’égarement. Cette attitude irresponsable souille l’image de l’Islam et des musulmans dans le monde. 
Allah dit dans le Coran à ce propos : « ne dites pas au sujet de ce que vos langues décrivent en pur mensonge : « Ceci est licite (halâl) et cela est interdit (harâm) » afin de fabriquer le mensonge sur le compte de Dieu. Ceux qui fabriquent le mensonge sur le compte de Dieu ne récoltent pas le succès. Jouissance insignifiante et ils ont un supplice douloureux »[8] 

Le prophète (paix et salut sur lui) a dit : « la personne qui se presse à donner les fatwas se presse vers l’Enfer »[9]. On signale l’exemple de compagnons qui refusaient de répondre aux questions et préféraient renvoyer le requérant à d’autres, par humilité et pour se décharger de la lourde responsabilité morale qu’impliquait l’exercice d’une telle fonction[10]. Une personne qui répond à toute question qui lui est posée est qualifiée de « fou ». Des grands légistes ne se gênaient pas à répondre aux questions par: « Je ne sais pas », « Je l’ignore ». Abû-Hanîfah disait: « Si je ne craignais la perte de la science, je me serais abstenu de répondre aux questions »[11]. L’Imâm Mâlik répondait souvent qu’on on l’interrogeait : « je ne sais pas »- comme on l’a vu– par humilité et par scrupule, malgré sa science vaste. 

Notes de bas de page: 

[1] Sourate 2, verset : 219 

[2] Sourate 4, verset : 43 

[3] Sourate 5, versets : 90-91 

[4] Al-Bukhârî 

[5] Voir le chapitre du dogme à propos du « Tafwîd » 

[6] Sourate 48 verset 10 : on ne peut comparer la main de Dieu à aucune de Ses créatures. Dieu n’a pas de semblable, et on ne peut rien imaginer à Son propos: car même notre imagination est une de Ses créations, donc elle reste faible et limitée, Dieu est au dessus de toutes nos comparaisons (voir le chapitre du dogme).

[7] Voir au sujet du « Ta’wîl » (interprétation) : Mukhtasar as-sawâ’iq al-mursala d’Ibn Al-Qayyim, p. 155-156 et p. 39-48 – Majmû’atu rassâ’il al-imâm ash-shahîd, al-asl at-tâsi’a ashar – Al-madkhal li dirâsat a-s-sunna an-nabawiyya, Al-Qardâwî, p. 181-204 – Hujjat ullâh l-bâligha, Shâh Waliyyullâh, ou encore « hayâtu a-ssahâbati » (la vie des compagnons) de Kandahlâwî. 

[8] Coran : Sourate 16 ; versets : 116 et 117. 

[9] An-Nawawi, op. cit., 13-18. 

[10] Rapporté par Al hâfidh Abû Khaythama dans son livre  » Kitan ‘ilm » (21), rapporté par ad-Darimi( 137.p49/1) 

[11] Al-‘Imâdî, op. cit., 30-36; An-Nawawi, op. cit., 13-18; Ibn-as-Sâlih, op. cit., 71-85; Al-Qâsim, op. cit., 44-45.