Hikma n°2 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

« Vouloir le dénuement, quand Dieu t’impose l’usage des créatures, est une recherche de toi déguisée. Mais c’est manquer d’ambition élevée que de vouloir user des créatures, quand Dieu t’impose le dénuement. »

Le mot tajrid (le détachement du monde) représente l’action d’enlever. On emploie ce terme pour désigner le fait d’enlever un vêtement ou bien, par exemple, la mue d’un animal. Il y a trois catégories de soufis : ceux qui se dénuent seulement de l’extérieur, ceux qui se dénuent seulement de l’intérieur, et ceux qui se dénuent à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.

Le dénuement extérieur, c’est abandonner le monde de la causalité et de briser les habitudes du monde physique. Le dénuement intérieur, c’est abandonner tout attachement psychique et illusoire. Effectuer ces deux types de dénuement, c’est abandonner à la fois les attachements de l’âme, et les habitudes du monde physique. On peut dire que le tajrid extérieur, c’est d’abandonner tout ce qui empêche les membres du corps d’obéir à Dieu ; le tajrid intérieur, c’est abandonner tout ce qui distrait le cœur de la présence de Dieu ; accomplir les deux, c’est à la fois isoler son cœur en vue de Dieu et naviguer vers Lui. Le tajrid extérieur parfait, c’est l’abandon de la causalité et l’habit du commun. Intérieurement, c’est l’abandon du cœur de toute attitude néfaste et l’embellissement de celui-ci par les qualités nobles. Voilà le tajrid parfait !

Lorsqu’on se dénue de l’extérieur sans effectuer le dénuement intérieur, on est un menteur, tout autant que celui qui fait passer du cuivre pour de l’argent. Son intérieur est laid alors que son extérieur est beau. Si on se dénue de l’intérieur sans se dénuer à l’extérieur, alors c’est comme si on faisait passer l’argent pour du cuivre. Ce dernier cas est rare, étant donné que lorsque l’on fait un effort de dénuement extérieur, l’effort est aussi intérieur. Lorsque l’extérieur est occupé par cet effort dans le monde physique, l’intérieur participe de cet effort, et l’effort employé ne peut aller dans deux directions opposées. Celui qui parvient au dénuement à la fois extérieur et intérieur, voilà le parfait véridique. Il est l’or pur, celui qui convient au trésor des rois.

Le shaykh Abu-l-Hassan ash-Shadili a dit : “L’adab du disciple désengagé et non investi dans le monde se décline en quatre attitudes : le respect des anciens, l’indulgence envers les jeunes, la droiture pour soi-même et le sacrifice de soi. L’adab du disciple impliqué dans le monde se décline en quatre attitudes : la fréquentation des hommes de piété, la fuite des moins pieux, la présence à la prière en commun et la générosité envers les pauvres et les moins fortunés. Ce disciple-là doit aussi se parer de l’adab du disciple non impliqué dans le monde car c’est ainsi qu’il pourra se parfaire. Fait partie de l’adab de celui qui est impliqué dans le monde des causalités le fait de rester attelé à la tâche que Dieu a voulu pour lui, et ce jusqu’à ce que Dieu le Très-Haut lui permette de sortir de ses mondanités, par une indication claire ou allusive de son shaykh. C’est à cette condition qu’il pourra avancer vers le détachement du monde.”

Le désir de se retirer du monde alors que Dieu t’y a établi est en réalité un appétit caché : par ce désir, tu veux reposer son ego et tu n’auras donc pas la confiance (en Dieu) nécessaire à la vie difficile qu’est la réclusion du monde. Dès que le dénuement te tombe dessus tu t’agites et te lamentes et tu te tournes vers le monde pour sa subsistance. Voilà qui est pire que de rester impliqué dans le monde. Il s’agit d’un appétit égotique.  Il est “Caché” car à l’extérieur on fait montre de détachement et d’ascèse –qui sont, en soi, des vertus nobles et sublimes –mais on garde pour soi sa part de tranquillité, de sainteté, ou bien de repos (en Dieu). Mais l’intention n’est pas vraiment d’atteindre la servitude et la foi sincères. C’est aussi un manque de bienséance envers Dieu que de vouloir abandonner le retrait du monde sans faire preuve de patience et sans en attendre la permission. Le signe qu’on ne s’est jamais vraiment coupé du monde, c’est que malgré les résultats du détachement, malgré qu’on se soit coupé de ce qui éloigne de la religion, si jamais on perdait de vue ces résultats, on se tournerait à nouveau vers les hommes le regard inquiet et on se soucierait des moyens de sa subsistance. Dès lors que ces conditions cessent, on peut avancer vers le véritable tajrid.

Nous pouvons lire dans le Tanwir[1] : “Ce que Dieu vous demande, c’est que vous restiez là où il vous a mis, jusqu’au moment où Dieu, l’Unique, vous fasse partir, tout comme il vous a fait venir. Votre souci ne doit pas être d’abandonner le monde ; votre souci doit être que le monde vous abandonne.”

 

Ainsi, l’un d’eux[2] a pu dire : “Je m’étais dépouillé des moyens de ma subsistance et ensuite j’y suis retourné. Puis je perdis les mêmes moyens de ma subsistance. Je n’ai donc pas essayé de les retrouver. Je me rendis chez le shaykh Abu l-Abbas al-Mursi avec la ferme intention de me mettre en tajrid. Je me disais alors : “Il est peu probable que je j’atteigne Dieu le Très-Haut dans cet état de mondanités et de science extérieure !” Avant même que je lui adresse la parole, il me dit : “Un homme bien érudit et bien impliqué dans l’étude des sciences religieuses vint passer du temps en ma compagnie et goûta un peu de la Voie. Il vint me voir et me dit :

“Sidi, je désire abandonner mes études et venir vivre auprès de vous !

Je lui répondis :

-Ce n’est pas ce que Dieu te demande. Reste plutôt là où Il t’a placé, car il a déjà décrété le niveau de réalisation spirituelle que atteindras sous notre direction, et quelles que soient les circonstances tu y parviendras.”

Puis le shaykh me regarda et dit :

“Ainsi agissent les véridiques (siddiqun) : ils ne quittent pas un état, tant que Dieu Lui-même ne se charge de les en sortir.” J’en pris donc congé et Dieu nettoya mon cœur de ces désirs et je pus trouvé le repos (du cœur) dans la soumission à la volonté de Dieu le Très-Haut. Cela dit, ces gens-là sont, comme l’affirma l’Envoyé de Dieu –sur lui la paix et le salut, ceux dont le compagnon n’est pas affligé”.

Il dit : “Le shaykh lui interdit le tajrid parce que son ego le désirait avec avidité. Lorsque l’ego est avide de quelque chose, celle-ci lui est facile ; et ce qui est facile à l’ego n’est pas bien pour lui, car une part de cette chose lui revient.”

Il dit aussi : “Le disciple ne doit pas forcer les choses du tajrid. Il doit attendre qu’il lui soit donné par Dieu. Si tu veux que ton ego profite de ton effort, si tu forces le tajrid, c’est la faiblesse qui en résultera, faiblesse qui sera suivie de près d’ennemis qui tenteront de déstabiliser et de tenter le disciple. Tu finiras par retourner à ce que tu avais voulu abandonner et tu alimenteras la mauvaise opinion envers les gens du détachement. Tu diras : “Tout est faux ! Nous sommes entrés dans un pays, et n’avons rien vu ! ” ”

Celui pour qui, au début, le tajrid est pénible, voilà celui qui doit poursuivre ce détachement. Il lui est pénible car il a réalisé qu’une épée lui pèse sur le cou et que s’il bouge un tant soit peu la tête, elle lui tranchera la veine jugulaire.

Pour ce qui est de celui qui est déjà dans le détachement du monde, s’il veut retourner dans les affaires du monde sans autorisation claire, alors il s’agira d’une chute de l’aspiration élevée vers une aspiration moins forte, ou encore de la grande sainteté vers la petite sainteté. Le shaykh de notre shaykh[3], Sidi ‘Ali, a rapporté que son shaykh Sidi al-‘Arabi lui a dit : “Si j’avais vu quelque chose de plus élevant, de plus rapprochant et de plus bénéfique que le tajrid, je l’aurais choisi. Mais par les gens de la Voie il est considéré comme un élixir : une quirat de cet élixir suffirait à remplir d’or le vide entre l’Orient et l’Occident. Voilà la place du tajrid dans la Voie.”

J’ai entendu le shaykh de notre shaykh dire : “La science spirituelle de celui qui vit dans le détachement est meilleure. Sa pensée est plus claire, puisque la clarté procède de la clarté, et la turbidité procède de la turbidité. Dès lors que l’on s’investit dans le monde sensoriel, on réduit sa compréhension des secrets spirituels du monde.”

Dans le même sens, on a rapporté aussi : “Lorsqu’un détaché du monde prend quelque chose de ce monde, Dieu baisse son degré spirituel. Lorsque celui pour qui est autorisé à user des moyens de ce monde prend quelque chose du monde, le moyen qu’il utilise est en réalité une acte d’adoration et une preuve de sa soumission à Dieu. Le tajrid sans autorisation est donc en réalité un attachement, et l’investissement dans le monde avec autorisation est en réalité du tajrid. La réussite est auprès de Dieu.”

 

Tout ceci ne concerne que ceux qui cheminent encore sur la Voie. Pour ce qui est de ceux qui sont arrivés et qui sont fermement enracinés –que Dieu les agrée, on ne peut rien en dire puisqu’ils ont été ravis à eux-mêmes, saisis et défendus par Dieu. Dieu se charge de leurs affaires, protège leur secret spirituel et leurs cœurs par des armées de lumières. La poussiéreuse obscurité n’a aucun effet sur eux. C’était le degré spirituel des Compagnons du Prophète–sur lui la paix et le salut – et c’est ainsi qu’ils vivaient dans le monde. Que Dieu les agrée et nous fasse bénéficier de leur état de grâce ! Amen.

 

Sache que, de celui qui est impliqué dans le monde et de celui qui est en retrait, tous deux oeuvrent pour Dieu. Tous deux reçoivent l’orientation vraie vers Dieu par leurs actions. Comme l’un d’eux a dit : “Ces deux personnes, celui qui est en retrait et celui qui est impliqué, sont comme deux esclaves d’un roi. Le roi dit à l’un : “Travaille !” et dit à l’autre : “Reste en ma présence, je me charge de ta subsistance.” Toutefois, comme nous l’avons dit, c’est l’orientation de celui qui est détaché du monde qui est plus forte, puisqu’il se détourne des affaires du monde et se défait de ses attachements.

L’aspiration en Dieu (himma) de celui qui est détaché et pauvre en Dieu (faqir) est celle de ceux dont le Prophète –sur lui la paix et le salut –a dit : “Dieu a des hommes qui, s’ils devaient jurer par Dieu, seraient exaucés par Lui.” Notre shaykh a dit : “Il y a des hommes qui, lorsqu’ils désirent quelque chose, c’est par la permission de Dieu.” Le Prophète –sur lui la paix et le salut –a aussi dit : Prenez garde à la vision intérieure du (vrai) croyant : il voit par la lumière de Dieu.

Le shaykh a eu peur que l’on puisse s’imaginer que cette forte aspiration puisse aller au delà des remparts de la destinée, et qu’elle puisse accomplir ce qui n’est pas accompli par décret divin. C’est pourquoi il a ajouté :  « Au travers des remparts des décisions divines, ne passe aucune aspiration physique préactive. » (Hikma n°3)

 

[1] Ibn ‘Ata- Allah al-Iskandari, Al-Tanwir fi isqat al-tadbir, traduit par A. Penot sous le titre De l’abandon de la volonté propre , Alif éditions, Lyon : 1997.

[2] Il s’agit d’Ibn ‘Ata- Allah en personne. Le récit de cette discussion avec son maître al-Mursî peut se trouver dans son dernier ouvrage Lata’if al-minan, traduit et annoté par Eric Geoffroy sous le titre La sagesse des maîtres soufis, Grasset, Paris : 1998, p.131.

[3] Bien que Ibn ‘Ajiba ait pour shaykh principal Muhummad al-Buzidi, l’initiateur spirituel d’Ibn ‘Ajiba est le shaykh ad-Darqawi, qui fonda la branche soufie du même nom.