Hikma n°64 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Point d’oeuvre minime, si elle vient d’un coeur détaché, Ni d’oeuvre importante, si elle vient d’un coeur plein de désirs.

            Le détachement (ou ascèse : zuhd) de quelque chose, c’est de retirer du coeur l’amour qu’on lui porte et d’agir envers la chose en toute tranquillité. Pour certaines personnes c’est de haïr tout ce qui distrait de Dieu et qui empêche d’être dans la présence de Dieu.

            Le premier degré de détachement s’applique à ses possessions. Le signe qu’il est atteint, c’est que l’or et la poussière, l’argent et la pierre, la richesse et la pauvreté, l’obtention ou le refus ont tous la même valeur à ses yeux.

            Le second degré s’applique à la position et au rang social. Son signe, c’est que la puissance ou le rabaissement, la gloire ou l’obscurité, la louange ou le blâme, l’élévation sociale ou la chute ont tous la même valeur à ses yeux.

            Le troisième degré c’est celui du détachement dans les stations spirituelles, dans les charismes ou dans le fait d’être parmi l’élite. Quoi qu’il lui arrive, il l’accepte, s’en charge et s’en occupe de la même manière, sans discrimination.

            Le détachement du monde de phénomènes se fait par la contemplation du Créateur du monde et par la contemplation de son Décret.

            Lorsque l’aspirant réalise ces degrés du détachement, ou la plupart, alors toutes ses oeuvres sont majeures vis-à-vis de sa vision de Dieu, même si elles sont minimes en apparence aux yeux des gens du monde. C’est le sens de la parole du Prophète -sur lui la grâce et la paix : “Une petite oeuvre de Sunna (orthodoxie islamique) est meilleure qu’une grande oeuvre de bida’ (déviance par innovation)”. Quelle déviance est-elle meilleure qu’un amour attachant de l’ici-bas, et la dévotion au monde corps et âme ? Cela n’existait pas du temps du Prophète -sur lui la paix et le salut – ni du temps des Compagnons. Puis vint le temps des pharaons qui construisirent, qui renforcèrent et qui parèrent. Voilà la vraie innovation ! Les oeuvres de ceux-là sont minimes du point de vue de leur sens, bien que l’effort physique fourni soit considérable, car les mouvements des formes ne méritent aucune considération en tant que tels. C’est qui compte, c’est l’humilité des âmes qui les accomplissent !

            L’acte d’adoration accomplie par le connaissant en Dieu se fait par Dieu et pour Dieu, alors que l’acte d’adoration accomplie par soi se fait par soi et pour soi. L’acte d’adoration de l’homme détaché est vivante et permanente alors que l’acte d’adoration de l’homme qui désire, celle-là est morte et éphémère. L’adoration de l’homme détaché est toujours reliée à Dieu alors que l’adoration de l’homme qui désire est toujours coupée et tronquée. L’adoration de l’homme détaché se fait dans les mosquées “que Dieu a permis que l’on élève”[1]alors que l’adoration du désireux se passe sur les tas d’excréments que Dieu a permis que l’on rabaisse. Voilà pourquoi l’un des détachés a dit : “L’adoration de l’homme riche (du désir de ce monde) et comme celui qui prie sur un tas d’excréments”.

L’oeuvre de dévotion de l’homme du détachement, même si elle est minime dans le sensible, est majeure dans le monde du sens subtil, et l’oeuvre de dévotion de celui qui désire ce monde, malgré son abondance de gestes dans le monde sensible, est minime dans le monde du sens subtil. C’est comme deux hommes qui font une offrande au roi. L’un d’entre eux offre un petit rubis dont la valeur est de soixante qintars et l’autre offre soixante boîtes vides. Il va sans dire que le roi accepte le rubis et qu’il honore l’homme qui le lui a offert, et qu’il rejette les boîtes et qu’il abaisse celui qui a osé les lui offrir car il s’est moqué du roi en lui offrant des boîtes vides dont le prestige procuré est plus grand que l’utilité !

            J’ai entendu de la bouche de notre shaykh : “Celui qui désire ce monde est totalement inconscient, même s’il invoque sans cesse “Allah, Allah” par la langue : nulle valeur n’est accordée à la langue. Le détaché du monde invoque en permanence, même s’il invoque peu par la langue”.

            C’est ainsi que l’un d’entre eux a commenté les mots de Dieu le Très-Haut : “A peine invoquent-ils Dieu” (Coran 4 : 142)[2], c’est à dire que ils le font, mais avec inconscience et avec des désirs, même s’ils le font abondamment en surface.

            Sayyiduna ‘Ali a dit : “Préoccupes-toi de l’acceptation par Dieu de l’action, plutôt que de l’action elle-même. Aucune action n’est minime lorsqu’elle est accompagnée de crainte pieuse (taqwa). Comment une oeuvre acceptée par Dieu peut-elle être minime ?”

            Ibn Mas’ud a dit : “Une prière de deux rak’ats de la part du détaché (zahid) connaissant est meilleure et plus aimée de Dieu que toute l’adoration de ceux qui luttent dans leurs oeuvres jusqu’à la fin des temps”. Un des vertueux prédécesseurs (salaf) a dit : “Les Compagnons de Muhammad -que Dieu les agrée et leur donne la paix – n’étaient pas toujours occupés par le jeûne ou par la prière, mais ils se distinguaient par leur détachement de ce monde.

            On a rapporté que Jésus (sayyiduna ‘Isa) -la paix sur lui – passa un jour devant un homme qui dormait à côté de gens qui étaient en adoration. Jésus lui dit :

            -Lève-toi et glorifie Dieu avec les autres !

            -J’ai déjà glorifié Dieu, ô Esprit de Dieu ! répondit l’homme.

            -Et comment l’as-tu glorifié ?

            -En laissant ce monde à ses gens !”

            Jésus lui dit alors :

            “Alors tu peux dormir. Voilà une excellente glorification !”

            Un homme demanda au shaykh Abu l-Hasan :

            “Pourquoi vois-je tous ces gens te porter autant dans leur estime alors que je te vois pas pratiquer plus que les autres !”

            Il répondit :

            “Pendant une année, Dieu l’a imposé à Son Envoyé et je m’y suis accroché”

            -De quoi s’agit-il ?” demanda l’homme.

            Le shaykh répondit :

            “De me détourner de toi et des affaires de ton monde !”

Le shaykh Zarruq a dit : “L’homme détaché a trois raisons de l’être. La première, c’est ce que le détachement contient en termes de libération du coeur de ses préoccupations et de ses distractions. La seconde raison, c’est qu’il atteste de la véracité de l’amour de Dieu, puisqu’on aime ce monde mais on préfère le quitter pour ce que l’on aime d’avantage. Le Prophète a dit : “L’aumône (sadaqa) est une preuve !” On a ajouté “…d’amour d’un serviteur à son Seigneur”. La troisième raison, c’est que c’est le signe de la connaissance de Dieu et de sa confiance en Dieu car l’homme détaché dépense ce qu’il a, pleinement confiant en Celui qu’il glorifie. Celui qui refuse de dépenser le fait par mauvaise opinion de Celui qu’il glorifie.”

            Les bonnes actions extérieures et ce en quoi elles sont parfaites ou imparfaites proviennent du fait qu’elles sont les conséquences des bons ou des mauvais états intérieurs. C’est ce que dit l’auteur lorsqu’il dit :

Les bonnes oeuvres sont la conséquence des bons états : ceux-ci sont le fruit de l’enracinement dans les demeures où l’on stationne.


[1]Coran 24 : 36

[2]Le verset entier dit : “Les hypocrites cherchent à abuser Dieu : c’est Lui qui les abuse ! Quand ils se lèvent pour prier, ils se lèvent avec paresse et par ostentation envers les gens. A peine invoquent-ils Dieu.”