Hikma n°15 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Peut-il espérer entrer en la présence de Dieu, s’il ne s’est d’abord  purifié de ses négligences ?

Il s’agit de la présence du cœur avec le Seigneur. Elle est de trois sortes : la présence par le cœur, la présence par l’esprit et la présence par le secret. La présence du cœur est celle des voyageurs, la présence de l’esprit est celle de ceux qui regardent vers le haut et la présence du secret est celle de ceux qui sont solidement enracinés. On peut dire aussi : la présence du cœur est celle des gens de la vigilance, la présence de l’esprit est celle des gens de la contemplation, et la présence du secret est celle des gens qui conversent directement avec Dieu.

Lorsque l’âme continue à vaciller entre l’insouciance et la présence, c’est la présence du cœur. Lorsqu’elle arrive à se reposer, elle est dans la présence de l’esprit. Lorsqu’elle est affermie et purifiée et qu’elle est devenue l’un des secrets de Dieu, elle est présente par son secret. Dieu sait mieux.

La présence est pure, purifiée et élevée. Seuls les purifiés y pénètrent. Le cœur impur ne peut entrer dans la mosquée de la Présence. La plus grande impureté du cœur, c’est l’inconscience vis-à-vis de Dieu. Le Très-Haut dit : “Ô les croyants ! N’entrez pas en prière en étant ivres, quand vous ne savez pas ce que vous dites, ni en état d’impureté,­ sauf les voyageurs ­avant de vous laver”(Coran 4 : 43). Cela signifie : n’approchez pas la prière saouls d’amour pour ce monde, attendez d’être alertes et conscients afin de méditer à ce que vous dites en présence du Roi ; n’approchez pas la prière pollués de votre inconscience, faites vos ablutions à l’eau de l’invisible. Voilà ce qui est indiqué par al-Hatimi dans la biographie de Abu l-Mawahib :

            Fais l’ablution à l’eau de l’invisible si tu as en toi le secret.

                        Sinon, fais les ablutions sèches avec une bonne terre ou une pierre.

            Si tu es Imam, avance-toi

                        Et accomplis la prière de Dhuhr avant le début de celle de ‘Asr.

            Voilà la prière faite avec la Connaissance du Seigneur.

                        Si tu es l’un d’eux, alors déverse sur le sable, la mer.

            Cela signifie : purifie ton ego avec l’eau de l’invisible par la vision de ton Seigneur ; tu es purifié de ta vision du sensible par la contemplation de la signification subtile ; tu es purifié de ta vision du monde visible par la contemplation du monde Invisible ; tu es purifié de la vision des altérités grâce à l’eau de la Connaissance en Dieu. Là le “tout-autre-que-Dieu” se retire de ta vision. Dès lors que tu es purifié de la vision de l’altérité, tu es purifié de tout péché. Ash-Shushtari indique cela :

            Purifie ton œil avec tes larmes versées par ta vision des altérités

                        et tout péché te sera ôté. 

Cette eau, l’eau de l’invisible, descend des mers pures du Jabarut jusqu’aux lacs des prairies du Malakut, et emplit les nuages de la miséricorde qui, poussés par les vents de la guidance, parviennent à la terre des bonnes âmes. Puis elle emplit les vallées des cœurs réalisés et les golfes des esprits purifiés. C’est ce que Dieu indique lorsqu’Il dit : “Il fait descendre l’eau du ciel, les oueds coulent selon leur force. Le torrent charrie une écume flottante” (Coran 13 : 17). Dieu compare la science utile à une pluie descendant du Paradis. Comme la pluie qui emplit les oueds, les criques, les puits et les rivières qui coulent selon leur force et leur taille, la science utile descend des cieux du monde invisible et arrose la terre du monde sensible, et les cœurs servent de lit et suivent le courant, chacun selon sa capacité et sa prédisposition. Comme la pluie, qui purifie la terre de sa saleté, et c’est le sens des paroles du Très-Haut : “le torrent charrie une écume flottante”, c’est-à-dire tout  la surface de l’eau, ainsi la science utile purifie le soi des impuretés, le cœur des altérités et des esprits mauvais véhiculés par ces impuretés, et le secret intérieur des lumières ternies. Voilà ce que veut dire le vers : “Fais l’ablution à l’eau de l’invisible si tu as en toi le secret” : à condition que tu détiennes le secret et la contemplation. La contemplation de l’Unité de Dieu opère la négation de la multiplicité. C’est la contemplation de l’immensité, par l’immensité.

            Celui qui ne connaît pas cela ne peut pas être totalement lavé par l’eau de l’invisible car il manque d’eau ou il ne sait pas bien s’en servir. Il se rabat donc sur l’ablution sèche (tayammum), la dispensation pour les faibles et les malades. C’est le sens du vers : “Sinon, fais les ablutions sèches avec une bonne terre ou une pierre” : si la purification primordiale, qui est le retrait de l’altérité, t’est impossible à cause de la maladie de ton cœur ou de ton manque de sincérité, alors reviens vers la purification de seconde place, qui est l’adoration extérieure. On peut dire aussi : si tu ne peux obtenir la purification réelle, qui est la purification intérieure, alors avance toi jusqu’à la purification métaphorique, la purification extérieure. Si tu es incapable d’accomplir la purification des Rapprochés, alors accomplis la purification des gens de la Droite. Ou ceci : si tu ne peux accomplir la purification des gens de l’Amour, alors accomplis la purification de ceux que Dieu a établi pour Le servir et qu’Il a choisis pour Son amour. “Nous accordons abondamment à tous; ceux-ci comme ceux-là, des dons de ton Seigneur. Et les dons de ton Seigneur ne sont refusés [à personne]” (Coran 17 : 20). La purification des gens de l’Amour se fait par la méditation et la contemplation ; la purification des gens du service se fait par l’endurance et l’application dans leurs pratiques d’adoration extérieures, comme par exemple la prière, le jeûne, l’invocation, la psalmodie, l’étude, et par l’adoration intérieure, comme la crainte révérencielle, l’espoir, le détachement, l’endurance, le scrupule, le contentement, la soumission à Dieu, la charité, la compassion et toutes ces choses qui les purifient de leur vision de l’altérité.

            Ces derniers pratiquent le soufisme porté vers l’extérieur. Le soufisme des gens de l’intérieur, c’est le détachement des êtres par la contemplation du Créateur de l’Être, ou encore la mise en retrait de la création par la contemplation du Vrai Roi. C’est ce que le poète a nomme “l’eau de l’invisible”. Celui qui n’atteint pas le soufisme des gens de l’intérieur est un de ceux qui pratiquent le soufisme à l’ablution sèche…s’il se concentre sur les pratiques extérieures telles que la prière ou bien le jeûne, il est comme celui qui fait l’ablution avec de la “bonne terre”, car ses actes sont visibles comme l’est la terre qui reste sur le corps après l’ablution. S’il se concentre sur des pratiques plus intérieures, comme le détachement ou le scrupule, il est comme celui qui fait l’ablution à la pierre, puisqu’on ne voit pas les traces d’une ablution sèche faite à la pierre.

            Lorsqu’Il t’a dit de te retirer de l’altérité vers l’Unité, Il craignit que tu oublies Son instrument par manque de sagesse et que tu tombes dans l’hérésie, alors le poète dit : “Si tu es Imam, avance-toi”. Par le mot “Imam” il désignait le Prophète –sur lui la paix et le salut –et quiconque suit ses pas en combinant Loi (Shari’a) et Réalité spirituelle (Haqiqa). Il te rappelle de suivre la Shari’a de Muhammad même si tu as réalisé l’Unicité. Ainsi, ton extérieur sera le cheminement (suluk) et ton intérieur sera le ravissement en Lui (jadhb). Ton extérieur sera en compagnie de la sagesse et ton intérieur, avec la Puissance.

            Tu dois suivre un imam parfait et suivre la voie guidé par un shaykh réalisé qui pourra t’apprendre comment agir par la Shari’a  et qui te mènera à la Réalité spirituelle (Haqiqa). Si tu ne le fais pas, tu resteras malade à jamais, devant accomplir à jamais l’ablution des gens malades. Regarde ce que dit al-Qarafi lorsqu’il rencontrât son maître éducateur. Il dit : “J’ai fait l’ablution avec de la terre jusque là, et à présent je la fais avec de l’eau”. Cela est dû au fait que l’on ne trouve pas l’eau de l’invisible et en faire usage sans tenir compagnie à ceux qui l’ont bue et qu’elle a enivrés et qui sont ensuite revenus de leur ivresse et ont quitté cet état de ravissement. Si Dieu t’a fait connaître leur élection et qu’il t’a dévoilé leurs secrets, de manière à ce que ton âme atteste de leur haut degré spirituel, et ton centre intime atteste de leur agrément de Dieu, alors remets leur les rênes de tes affaires et abandonne-toi à eux de tout ton être.

            Alors le poète dit : “Avance-toi, si tu es imam” et ils te demandent de les rejoindre. Le Prophète -sur lui la paix et le salut -fit de même. Il appelait les gens à Dieu et les gens fuyaient devant lui. Dès lors qu’ils reconnurent la Vérité,  ils en firent leur imam. C’est le sens, ici, de “si tu es imam”.

            Les vers : “Accomplis la prière de Fajr au début de celle de ‘Asr”, et dans une autre version, “la prière de Dhuhr”, expriment l’injonction de combiner la Shari’a avec l‘Asr de la Réalité spirituelle. Dans de nombreux textes, le fait de faire la prière de Fajr au moment du début de l’heure de celle de ‘Asr représente le fait de retourner au chemin spirituel après la réalisation spirituelle, ou encore celle de continuer à vivre, même  après le ravissement spirituel[1]. Le disciple doit cheminer avant de parvenir au ravissement. Son début est cheminement (suluk) et sa fin est ravissement, comme la première prière de la journée est celle de Fajr, et son apogée est celle de ‘Asr : Retourne à la prière de Fajr en début de journée et accomplis là à la fin de la journée. Le cheminement spirituel ici-bas doit marquer ton commencement et tu dois tâcher d’y revenir à ton aboutissement.  Voilà ce que signifie la sentence : “Le terme des réalisés, c’est le début de la Shari’a”. On a aussi dit : “La fin du cheminement, c’est  le début du ravissement, et la fin du ravissement, c’est le début du cheminement”. On a aussi dit : “Le signe d’arriver à la fin, c’est de retourner au début”. Nous évoquerons cela en temps voulu, si Dieu le veut.

            Il a dit : “Voilà la prière de ceux qui ont la connaissance de leur Seigneur”, car ils sont dans la pureté et la prière perpétuelle. Dieu le Très-Haut dit : “Exception faite de ceux qui prient et persévèrent dans la prière…” (Coran 70 : 22-23) Les gens du commun ne prient que lorsqu’il est l’heure de la prière, alors que les connaissants sont toujours en oraison. On demanda à l’un  d’entre eux :

            “Est-ce que le cœur prie, lui aussi ?

 Il répondit :

            -Oui, et quand il se prosterne, il ne se relève plus !”

            Cela signifie que lorsque l’esprit (ruh) se prosterne par émerveillement  devant la Beauté et la Majesté, il ne s’en relève plus. C’est ce qu’indique ash-Shushtari lorsqu’il dit : “Prosterne-toi émerveillé devant la Majesté lorsque tu te rapproches, et récites les Versets du Parfait”.[2]

            Ses mots : “Si tu es l’un d’eux, alors arrose le sable avec la mer” signifient : si tu es un des connaissants réalisés, alors arrose ta Shari’a avec ta Réalité. Quand tu arroses ta Shari’a avec la mer de ta Réalité jusqu’à l’inonder et la recouvrir, alors la Shari’a se confond à la Réalité et la Réalité est comme la Shari’a et toutes tes actions se font par Dieu. Dieu sait mieux, la réussite est auprès de Dieu, et il n’y a de force ou de puissance sinon en Dieu, l’Elevé, le Sublime.

            Dès lors que le cœur se tourne vers la présence de la pureté et entre dans le lieu de l’intimité,  ils s’emplissent en leur centre subtil de dons et de lumières. Il (Ibn ‘Ata- Allah) indique cela lorsqu’il poursuit :

Ou souhaiter l’intelligence intime des mystères, s’il ne s’est repenti de ses moindres chutes? Lire plus…


[1] La notion de Loi religieuse (Shari’a) et celle de loi naturelle régissant le monde physique, sont imbriquées en Islam. Le respect de la Shari’a revêtit donc pour les soufis l’injonction de ne pas transgresser les lois physiques de ce monde : respect de son corps, de l’élément naturel et social, et, bien sûr, cheminer à Dieu suivant les modalités et les étapes du cheminement qui permettront le déploiement de l’âme dans la Réalité spirituelle (Haqiqa). En effet, brûler les étapes du cheminement rend la réalisation spirituelle imparfaite (c’est le cas d’al-Hallaj, par exemple), et ne pas y revenir est une impolitesse spirituelle, un mauvais exemple pour les non-réalisés et crée en soi une stagnation. En effet, après l’annihilation en Dieu (fana) vient le moment de la subsistance et du cheminement  en Lui (baqa).

[2] Il s’agit des sept versets de la Fatihah, al-saba’a al mathani.