Hikma n°66 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

N’abandonne pas le rappel de Dieu (dhikr), parce que tu n’y est pas présent à Dieu. Car la négligence du rappel de Dieu est pire qu’une négligence dans le rappel de Dieu. Il se peut que Dieu t’élève  d’un rappel fait avec négligence à une autre faite avec vigilance, Et de celle-ci, à un rappel où tu Lui deviens présent, Et de celle-ci encore, à une autre où tu deviens absent à tout ce qui n’est pas l’objet de ton rappel : “Et cela pour Dieu n’est point difficile”. (Coran 14 : 20)

            L’invocation est un pilier très important dans la Voie des Gens. C’est la meilleure des actions. Dieu le Très-Haut dit : “Souvenez-vous de Moi, et Je me souviendrai de vous”. (Coran 2 : 151) Il dit aussi : “Vous qui croyez, rappelez Dieu d’un rappel incessant”. (Coran 33 : 41) L’invocation incessante est le moyen de ne jamais L’oublier.

            Ibn ‘Abbas a dit : Dieu n’a imposé à Ses serviteurs aucune obligation sans qu’Il n’en définisse  une limite bien déterminée. Il a ensuite admis les excuses de ceux dont les écarts se justifient. Sauf le dhikr. Dieu ne lui a établi aucune limitation. Il dit : “Ô vous qui croyez ! Evoquez Dieu abondamment ! (Coran 33 : 41) et : “Quand vous avez accompli la prière, invoquez le Nom de Dieu debout, assis ou couchés sur vos côtés” (Coran 4 : 103).

            Un homme dit : “Ô Envoyé de Dieu ! Les prescriptions de l’Islam sont trop nombreuses pour moi. Enseigne-moi quelque chose à laquelle je pourrais me cramponner !

            -Que ta langue demeure continuellement imprégnée de la mention de Dieu (dhikru l-llah) !” répondit-il.

            Le Prophète -sur lui la paix et le salut -a dit : “Si un homme distribue ses quelques dirhams et un autre invoque Dieu, c’est celui qui invoque Dieu qui est meilleur”.

            Il a aussi dit : “Voulez-vous que je vous indique la meilleure de vos oeuvres, la plus pure auprès de votre Seigneur, celle qui vous élève au plus haut degré, et vous est plus profitable que de dépenser or et argent, meilleure encore que de rencontrer un ennemi (de l’Islam) que vous auriez à combattre ?

            -Certes, nous voulons cela !

            -C’est l’invocation (dhikr) de Dieu.”

            ‘Ali dit :

            “J’ai demandé :

            “Ô messager de Dieu ! Quel chemin est le proche de Dieu, le plus aisé pour les serviteurs de Dieu et le meilleur en vue de Dieu le Très-Haut ?

            -Ali, répondit-il, tu dois invoquer Dieu constamment !

            -Mais le monde entier invoque Dieu ! dit ‘Ali

            Le Prophète -sur lui la paix et le salut -dit alors : La Dernière Heure ne viendra pas tant qu’il y aura des gens sur la face de cette Terre qui diront : “Allah, Allah”.

            -Et comment dois-je me Le remémorer, ô Envoyé de Dieu ?

            -Ferme tes yeux, lui dit-il, sur lui la paix et le salut, écoute-moi trois fois, puis répète la même chose et je t”écouterai.””

            Le Prophète -sur lui la paix et le salut de Dieu -dit : “La ilaha illa llah” (point de divinité sinon Dieu) trois fois, les yeux fermés, puis ‘Ali le dit de la même manière. Il l’enseigna ensuite à Hassan al-Basri qui l’enseigna à al-Habib al-’Ajami, qui l’enseigna à Da’ud at-Ta’i, qui l’enseigna à Mar’uf al-Karkhi, qui l’enseigna à as-Sari, qui l’enseigna à al-Junayd, et cet enseignement fut diffusé par les maîtres éducateurs.

            Personne n’arrive à Dieu sinon par le moyen de l’invocation. Il est donc du devoir du serviteur de s’y atteler et de s’y efforcer dès qu’il a un moment pour le faire. L’invocation rend la sainteté (wilaya) évidente, et elle doit être présente au début du cheminement comme à sa fin. Celui qui a l’invocation, a le Décret. Celui qui la délaisse, s’est retiré de la Voie ! Ils ont écrit :

            L’invocation est la meilleure des portes. Tu y entres pour Dieu

                        Et il fait de Ses haleines ton gardien !

            Lorsqu’on est annihilé dans le Nom (par l’invocation) il est annihilé dans l’Essence, et lorsqu’il relâche son annihilation dans le Nom, il relâche l’annihilation dans l’Essence. L’aspirant à Dieu doit donc s’accrocher au rappel de Dieu en tout instant et ne jamais abandonner l’invocation par la langue pour la seule raison que le coeur n’est pas présent à l’invocation. Il doit l’invoquer par la langue même si son coeur en est absent. La négligence de l’invocation est pire qu’une négligence dans l’invocation, car lorsque tu négliges l’invocation tu te détournes entièrement de Lui alors que le fait de l’invoquer par la langue est une certaine manière de se tourner en Sa direction.

            Par l’invocation de Dieu le corps se pare de l’obéissance à Lui. Par l’absence le corps peut s’occuper à Lui désobéir. On demanda à l’un d’entre eux : “A quoi cela sert-il d’invoquer par la langue si le coeur est absent de l’invocation ?” Il répondit : “Remercie Dieu pour le fait de pouvoir invoquer Dieu avec la langue ! S’il était employé à l’absence, où serais-tu maintenant ?”

            On doit donc s’accrocher à l’invocation par la langue jusqu’à ce que Dieu t’ouvre à l’invocation du coeur. “Il se peut que Dieu t’élève d’une invocation faite avec négligence à une autre faite avec négligence”, c’est à dire à la réalisation de la signification de l’invocation lorsqu’on la pratique, puis à l’invocation dans la Présence de l’Invoqué, ou encore à la visualisation de Lui dans l’imagination jusqu’à ce que le coeur se fixe dans l’invocation puis jusqu’à ce qu’il soit présent à Lui par le coeur de manière continuelle. Ce second degré est l’invocation réservée à l’élite. Le premier, c’est l’invocation du commun.

            Si tu es constant dans ta pratique de l’invocation, alors ta constance t’élèvera à une invocation où tu te retires de tout ce qui est autre que l’Invoqué et ton coeur sera absorbé dans la lumière. Peut-être que la proximité de la lumière de l’Invoqué deviendra tellement forte que l’invocateur sera noyé dans la lumière, pour te permettre de te retirer de tout ce qui est l’autre que l’Invoqué. A ce moment là, c’est l’invocateur qui sera mentionné (par Dieu) et c’est l’aspirant qui sera aspiré et c’est l’arrivée tant recherchée qui sera celle qui te fera arriver ! “Cela pour Dieu n’est point difficile” : il n’est pas interdit que cela arrive. Ainsi, celui qui se trouvait dans les sphères les plus basses peut être élevé jusqu’aux sphères les plus élevées où le coeur se tranquillise. L’invocation se déplace alors vers le coeur le plus intime. Pour les gens de cette station-là, l’invocation faite par la langue devient semblable à une absence de Dieu, comme l’a dit le poète :

            Dès que je me mets à Te remémorer, Toi, mon secret,

                        mon coeur et mon esprit se mettent à me maudire

            Jusqu’à ce qu’un de Tes observateurs me dise sans mot dire :

                        “Gare à toi ! Attention ! Gare à la remémoration !

            Ne vois-tu pas que la vision de Dieu est arrivée,

                        et que tout ton sens viens de Son sens, à Lui !

            Al-Wasiti a dit, à propos de cette station : “Ceux qui invoquent sont plus inconscients dans Son invocation que ceux qui oublient de L’invoquer, car Son invocation n’ est pas Lui”. Ceux qui se souviennent de Dieu avec le coeur sont plus inattentifs dans leur invocation par la langue que ceux qui oublient de L’invoquer, car le dhikr par la langue suppose le fait de croire en l’existence du soi ! Et croire en l’existence du soi, c’est de l’associationnisme (shirk), et l’associationnisme (en Islam) est pire que l’inconscience. C’est le sens des mots “Son invocation n’est pas Lui” : l’invocation avec la langue requiert l’indépendance de l’invocateur, alors que l’exigence de l’invocation, c’est que l’invocateur soit annihilé à lui-même, dans la station de la contemplation directe.

            Le shaykh ash-Shadili a dit à ce propos : “La réalité de l’invocation, c’est d’être coupé de l’invocation de l’Invoqué et d’être coupé de tout sauf de ces mots : “Et rappelle-toi le nom de ton Seigneur et consacre-toi totalement à Lui”. (Coran 73 : 8) Al-Qushayri a dit : “L’invocation, c’est la station intermédiaire entre l’invocateur et l’Invoqué.” On a dit dans ce sens :

            Je T’ai remémoré, sans t’avoir oublié un seul instant !

                        La partie la plus petite de l’invocation est celle de la langue.

            Sans l’extase je serais devenu fou par passion,

                        mon coeur battant follement de passion !

            Lorsque l’extase me montra que Tu es auprès de moi,

                        Je pus voir Ton existence en toute chose.

            A Celui qui est présent, je me suis adressé sans parole

                        Celui qui est présent, je L’ai vu sans le voir !

En cette station l’aspirant réalise l’acte d’adoration de la méditation sur le monde : “Méditer pour une heure vaut mieux que soixante-dix années d’actes d’adoration”. C’est pourquoi le shaykh Abu l-’Abbas a dit sur cette station : “Tout instant est la Nuit du Destin”, c’est à dire que toute adoration est multiplié[1], malgré sa petitesse, par la réalisation de la sincérité contenue dedans que nul ange ne voit et n’enregistre, qu’aucun diable ne voit et ne corrompt. L’un d’eux, al-Hallaj, pense-t-on, a dit que :

            Les coeurs des connaissants en Dieu ont des yeux qui voient

                        ce que ceux qui regardent ne voient pourtant pas.

Leur Sunna est, en réalité, la conversation intime des secrets

                        non perçus par les nobles anges-scribes.

            Leurs ailes, dépourvues de plumes, volent

                        jusqu’au Malakut du Seigneur des Mondes.

            J’y ai ajouté deux vers :

            Les coeurs sont ardents de la passion de l’extase, languissant

                        le Jabarut de l’Un, de Vérité certaine.

            Si tu veux te mettre en route, dès l’aube, pour Celui qui détient le sens,

                        alors consacres-y ton esprit et n’aie cure de nous !

            Le coeur vit par l’invocation et il meurt lorsque l’invocation le quitte. On retrouve cette notion dans le hadith : “La dissemblance entre celui qui se rappelle de Dieu et celui qui ne s’en rappelle pas s’apparente à celle du vivant par rapport au mort”.

Un signe de la mort du coeur : ne pas s’attrister pour les actes d’obéissance que tu as omis d’accomplir Et ne pas regretter les fautes que tu as réellement commises.


[1]La Nuit du Destin, Laylat ul-Qadr, est la nuit où le Prophète reçut la Révélation Coranique. La descente du Livre est remémorée chaque année, à la fin du mois de Ramadan. Elle est selon le Coran, “meilleure que mille mois”. (Coran 97 : 3)