Hikma n°68 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Si grand que soit ton péché, garde un préjugé favorable envers Dieu.

            Concernant la crainte pieuse (khawf) et l’espérance (raja), il y a trois sortes de gens : les gens du commencement qui doivent être dominés par la crainte ; les gens du milieu, qui doivent balancer entre crainte et espérance ; et les gens de la fin qui sont dominés par l’espoir. Lorsque les gens du commencement sont dominés par la crainte, il s’efforcent à bien agir et se gardent de commettre des erreurs. C’est ainsi qu’ils s’illuminent : “Et quant à ceux qui luttent pour Notre cause, Nous les guiderons certes sur Nos sentiers”. (Coran 29 : 69) Les gens du milieu axent leurs œuvres d’adoration sur la purification intérieure. Leur adoration est celle du coeur. S’ils se laissent dominer par la crainte pieuse, alors ils retournent à l’adoration extérieure, celle du corps, alors que ce qui leur est demandé, c’est l’adoration du coeur où l’espérance en l’arrivée est combinée à la crainte pieuse de l’immensité de Dieu. Leur crainte et leur espérance s’équilibrent dans leur coeurs.

Pour ce qui est des gens de la fin, ils ne voient ni leur action, ni leur non-action. Ils ne regardent que le mouvement du Réel et ce qui émane du Décret et ils vont à sa rencontre avec acceptation et avec plaisir. Si le décret mène à l’obéissance, ils se montrent reconnaissants et témoignent de la faveur divine.  Si il mène à la désobéissance, ils font preuve de courtoisie spirituelle, demandent le pardon, mais ne font pas halte sur eux-mêmes, puisqu’ils voient bien qu’ils n’ont pas d’existence propre. Ils attendent de voir ce qui émerge de la Puissance divine dans l’espérance comblée de Sa patience, de Sa clémence, de Sa bonté et de Sa douceur, plus qu’ils n’attendent l’arrivée de Sa force et de Son assujettissement. Que Dieu agrée ash-Shafi’i, qui dit :

            Lorsque mon coeur est dur et mes retranchements sont resserrés,

                        Je fais de mon espérance une échelle pour atteindre Ton pardon.

            Mes péchés me semblent plus grosses que les montagnes,

                        mais Ton pardon, Seigneur, est bien plus grand !

            Tu possèdes la générosité, la faveur et la grâce abondantes, encore et toujours,

                        Tu détiens la générosité, l’absolution et la noblesse.

            Que je connaisse ou non ma réjouissance ou mon regret,

                        Au Jardin du Paradis ou dans le feu de l’enfer !

            Dieu le Très-Haut dit : “Dis : Ô Mes serviteurs qui avez commis des excès à votre propre détriment, ne désespérez pas de la miséricorde de Dieu. Car Dieu pardonne tous les péchés. Oui, c’est Lui le Pardonneur, le Très Miséricordieux”. (Coran 39 : 53)

            Médite sur le hadith qui rapporte l’histoire de cet homme qui avait tué quatre-vingt dix-neuf personnes. Il alla voir un ascète pour lui exposer son cas :

                “J’ai tué quatre-vingt-dix-neuf personnes, lui dit-il. Puis-je espérer me repentir ?

             -Non”, lui répondit l’ascète.

            L’homme le tua, complétant ainsi la centaine. Puis il se rendit auprès d’un grand savant et lui dit :

            “J’ai tué cent personnes, puis-je encore me repentir ?

            -Oui, répondit celui-ci, qu’est-ce qui t’empêcherait de te repentir ? Va dans tel pays, tu y trouveras des hommes qui adorent Dieu – exalté soit-I1 – adore-Le avec eux et ne reviens pas dans ton pays car c’est un lieu de perdition.”

            Il se mit en route et alors qu’il était à mi-chemin la mort le surprit. Aussitôt les anges de 1a Miséricorde et les anges du Châtiment se le disputèrent. Les anges de la Miséricorde argumentèrent : “II est venu repentant, le cour tourné vers Dieu”. Les anges du Châtiment objectèrent : “II n’a jamais fait le moindre bien.” C’est alors qu’un ange ayant revêtu la forme humaine vint au-devant d’eux. Les anges le prirent pour juge et il proposa : “Mesurez la distance qui le sépare de chacun des deux pays, celui dont il sera le plus près deviendra le sien.” Ils mesurèrent et comme ils le trouvèrent plus proche du pays qu’il désirait rejoindre, les anges de la Miséricorde s’en saisirent.

            Ce hadith se trouve dans les deux compilations de hadiths authentiques[1].

Le shaykh Abu l-Abbas al-Mursi a dit : “Lorsque chez les croyants ordinaires Dieu suscite la crainte, ceux-ci l’éprouvent ; de même, lorsqu’Il fait naître l’espérance en eux, ils espèrent. Inversement, s’Il suscite la crainte chez les élus, ils espèrent, et s’Il fait naître l’espérance en eux, ils ressentent de la crainte”.

            Il [Ibn ‘Ata- Allah] explique cette parole dans le Lata’if al-minan :

            “Cette parole du shaykh signifie que le commun des croyants s’arrête aux apparences : lorsqu’on éveille en lui la crainte, il l’éprouve, car il n’a pas la lumière qui lui permettrait d’aller au-delà d’une compréhension au premier degré. Les hommes de Dieu, par contre, savent que derrière la crainte et ce qui la provoque se trouve Celui qu’ils espèrent (al-marju) ; or ils ne sauraient désespérer de Sa miséricorde et de Sa grâce. Ils cherchent donc à s’attirer les grâces de Dieu par Ses attributs de générosité, percevant qu’Il en suscite la crainte en eux que pour les ramener à Lui. Mais “s’Il fait naître l’espérance en eux, ils craignent” ; en effet, ils craignent le mystère insondable de Sa volonté qui se cache derrière leur espérance. A leurs yeux, celle-ci est une épreuve : doivent-ils s’en tenir à leur sentiment immédiat, qui est l’espérance, ou chercher plus en profondeur la crainte qu’éveillent les aléas de Sa volonté ? Voilà pourquoi la crainte l’emporte chez eux sur l’espérance”.[2]

            Al-Junayd entra un jour chez as-Sari[3]et le trouva dans un état de contraction. Al-Junayd lui dit :

            “Que vous arrive-t-il, ô shaykh ! Pourquoi êtes-vous contracté ainsi ?”

            Il répondit : “Un jeune homme est venu me voir pour me demander quelle était la réalité du repentir (tawba). Je lui répondis : “C’est le fait de ne pas oublier le péché commis !” Mais le jeune homme affirma, quant à lui, que c’était, au contraire, le fait de l’oublier. Puis il me quitta.”

            Al-Junayd lui dit alors : “Je pense comme le jeune homme : en effet, si je connais la sécheresse spirituelle (jafa-) et que Dieu m’amène à goûter la pureté (safa-), se remémorer l’ancien état de sécheresse équivaut alors à retomber dans cet état”.[4]

            Les paroles d’as-Sari s’appliquent au gens du commencement, alors que celles d’al-Junayd s’appliquent aux gens de la fin[5]. Chaque affirmation est correcte, et Dieu sait mieux !

Puis, dans la lignée de ce qui est dit, il [Ibn ‘Ata- Allah] évoque l’obligation de considérer sa mauvaise action comme totalement insignifiante. Il dit :

Celui qui connaît son Seigneur sait  que son péché n’est rien en face de Sa générosité.


[1]Les deux Sahihs sont ceux de Bukhari et de Muslim. Ce hadith peut se trouver aussi dans le receuil d’an-Nawawi, Les jardins de la piété, aux éditions Alif.

[2]Ibn ‘Ata- Allah, La sagesse des maîtres soufis, p.220.

[3]As-Sari as-Saqati : shaykh d’al-Junayd et l’un des premiers maîtres de l’école soufie de Bagdad des IX et Xe siècles.

[4]Ibn ata- Allah, dans le Lata’if al-minan, indique que cette anecdote se trouve dans la Risala d’al-Qurayshi (La sagesse des maîtres soufis, p.210)

[5]En effet, il est mieux pour le croyant non contemplatif de se repentir en pensant à l’acte commis pour ne pas le reproduire. Mais le connaissant en Dieu fait l’expérience du repentir comme d’un retour à Dieu où son individualité s’efface dans son passage à une station spirituelle qui le rapproche de Dieu. Se rappeler de son erreur serait pour lui une entrave à son effacement en l’Unique.