Hikma n°80 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

La bassesse d’âme ne se développe qu’à partir de la semence de la cupidité.

“Se développer” à un rapport, ici, à la hauteur, comme pour la parole de Dieu : “…ainsi que les hauts palmiers…” (Coran 50 : 10) La cupidité, c’est l’attachement du coeur à ce qui est entre les mains des hommes et le désire languissant de tout ce qui est autre que Dieu. Elle est la racine de l’arbre de la bassesse d’âme. Les branches de l’arbre de la bassesse d’âme ne peuvent pousser que si on cultive la cupidité. Voilà pourquoi le shaykh Abu l-Abbas al-Mursi a dit : “Par Dieu ! Je sais seulement que le véritable force réside dans le fait de ne pas désirer ce monde ici-bas !”

            La cupidité est la racine de la bassesse d’âme car l’homme cupide délaisse un Seigneur puissant pour s’attacher à une personne impuissante. Il devient donc semblable à cette personne. Il quitte son noble Seigneur pour s’attacher à un pauvre esclave et il devient alors semblable à lui. Il échoue dans l’élévation de son aspiration spirituelle jusqu’à l’Unique, le Noble et le Riche, et il rabaisse son aspiration jusqu’à désirer ce qui est vil et blâmable. Car Dieu subvient aux besoins de Son serviteur selon son aspiration. Le serviteur de Dieu est libre de désirer autre chose que Lui, mais s’il se met à désirer et à aimer quelque chose, il en devient le serviteur et le serviteur de son ego et de sa passion, car dès lors que l’on aime quelque chose et qu’on la désire, on en devient son esclave. Lorsque tu te détaches de quelque chose, tu en retires ton aspiration et tu t’en libères. Un poète a dit :

            Mes désirs refusent de me détruire,

                        car je suis pour eux une pente glissante.

            Un esclave est libre tant qu’il n’obéit pas aux désirs.

                        L’homme libre est esclave tant qu’il les écoute.

            Nous pouvons lire dans at-Tanwir :

            “Ô serviteur, sois comme Abraham ! Ton père, Abraham (Ibrahim), sur lui la paix et la grâce, a dit : “Je n’aime pas les choses qui disparaissent”. Tout ce qui est autre que Dieu est amené à disparaître, soit dans l’éventualité, soit en réalité.

            “Le Très-Haut a dit : “[L’Islam est la religion] de votre père Abraham” (Coran 22 : 78) Il est donc obligatoire pour le croyant de suivre la religion d’Abraham, et une partie de cette religion consiste à retirer de la création toute ses aspirations. Le jour où Abraham -sur lui la paix -fut projeté hors du catapulte[1], l’Ange Gabriel (Jibril) vint à son secours et lui demanda :

            “As-tu besoin de quelque chose ?”

            Il répondit :

            “De toi, non. De Dieu, oui !”

            Gabriel lui dit :

            “Alors adresse-toi à Lui.

            -Il est connaissant de mes états, répondit Abraham, alors je n’ai rien à Lui demander.”

            Vois-là comment Abraham retira son aspiration de la création pour la diriger exclusivement vers Dieu, le Vrai Roi ! Il ne demanda pas à Gabriel de le secourir ni n’en profita-t-il pour adresser une requête à Dieu. Il vit que Dieu était en réalité bien plus proche de Lui que ne l’était Gabriel. C’est la raison pour laquelle Il le sauva de Nimrod et de sa punition, et le dota de Sa grâce et de Sa faveur et le choisit en raison de sa confiance en Lui. Fait donc partie intégrante de la religion d’Abraham le fait de s’opposer à tout ce qui distrait de Dieu et de diriger son aspiration vers l’amour de Dieu, selon les mots du Très-Haut : “Ils sont tous pour moi des ennemis sauf le Seigneur de l’univers”. (Coran 26 : 77) Si tu désires l’orientation vers Dieu le Riche, elle se trouve dans le retrait du désir de ce monde.

            Le shaykh Abu l-Hassan ash-Shadili a dit : “J’ai perdu espoir que je puisse apporter le bien à moi-même, alors comment croire qu’autrui puisse m’apporter le bien ? J’espère que Dieu apporte le bien à autrui, alors comment ne pas espérer que Dieu m’apporte le bien à moi ? Voilà l’alchimie et l’élixir par lequel on obtient la richesse sans pauvreté, la force sans faiblesse et la générosité sans rien dépenser. C’est l’alchimie des gens qui sont connaissants de Dieu.”

            Le shaykh Abu l-Hassan a aussi dit : “Il y avait un homme qui restait en ma compagnie et qui me pesait. Je fus franc envers lui et le lui dit. Je lui dis :

            “Mon fils, dis-moi ce dont tu as besoin, et ne reste pas en ma compagnie.

            -Monsieur, répondit l’homme, on m’a dit que vous déteniez le secret de l’alchimie alors je reste auprès de vous pour que vous me le transmettiez.

            -Tu dis vrai, dit le shaykh, et celui qui t’a dit cela a dit vrai. Mais je ne crois pas que tu es en mesure de l’accepter.

            -Mais je l’accepte ! Exclama-t-il.

            -J’ai vu les créatures et j’ai trouvé qu’il y en avait de deux sortes : les ennemis et les amoureux, dit le shaykh. J’ai regardé les ennemis et j’ai vu qu’ils seraient incapables de me percer avec une épine sinon par décret de Dieu. Alors j’ai cessé de les regarder. Puis je vis les amoureux et je vis qu’ils ne pouvaient me venir en aide sauf si Dieu le voulait ainsi. Je perdis donc tout mon espoir en eux et le dirigeai entièrement vers Dieu. Et on (Dieu) me dit : “Tu n’auras atteint le Réalité de cette affaire que lorsque tu auras perdu ton ambition en Nous comme tu as perdu ambition en d’autres que Nous. Car tout ce que Nous te donnerons, c’est ce qui est écrit depuis la prééternité !””

            Il dit aussi lorsqu’on l’interrogea à propos de l’alchimie : “Extirpe de ton coeur la création et quitte l’espoir que ton Seigneur te donne autre chose que ce qu’il t’a prédestiné à recevoir !”

            La compréhension d‘une personne ne se mesure pas à l’étendue de sa connaissance ou par sa motivation à l’acquérir. Sa lumière intérieure et sa compréhension se mesurent à sa richesse en Dieu, au degré de l’orientation de son coeur vers Lui, à sa lucidité à l’égard de la cupidité et à la robe faite de scrupules dont il est paré. C’est par ces attributs que les actions sont bonnes et que les états intérieurs sont purifiés. Dieu le Très-Haut a dit : “Nous avons placé ce qu’il y a sur terre pour l’embellir, afin d’éprouver qui d’entre eux sont les meilleurs dans leurs actions”. (Coran 18 : 7)

            Toute bonne action résulte donc de la compréhension que l’on a de Dieu et de la compréhension de ce nous avons évoqué de la “richesse par Dieu”, de se suffire de Lui, de Lui présenter ses besoins et de rester constamment auprès de Lui. Tout cela découle de sa compréhension de Dieu. Même si un homme cupide était lavé par les sept mers, il ne serait purifié que lorsqu’il n’y projette pas ses espoirs et qu’il y retire son aspiration.

            Lorsque ‘Ali arriva à Basra, il entra dans une mosquée et y vit un groupe qui échangeaient des idées. Il fit se lever les intervenants l’un après l’autre après leur avoir posé des questions jusqu’à ce qu’il arrive à al-Hassan al-Basri. ‘Ali lui dit :

            “Jeune homme, je vais te poser une question. Si tu y réponds correctement, je te laisse à ta place. Sinon, tu iras rejoindre les autres.”

            ‘Ali voyait que son interlocuteur était doté d’un bon comportement et d’une guidance spirituelle.

            “Demande-moi ce que tu veux !

            -Alors dis-moi : quelle est la base de la religion ?

            -Le scrupule.

            -Et quelle est la source de corruption de la religion ?

            -La cupidité.”

            ‘Ali lui dit alors : “Rassieds-toi. Un homme comme toi peut parler aux gens.”

            J’ai entendu de la bouche de notre shaykh, Abu l-Abbas al-Mursi, les paroles suivantes : “Un jour, au tout début, alors que j’étais en Alexandrie, je me rendis chez une personne qui me connaissait afin de lui acheter une chose dont j’avais besoin pour le prix d’un dirham. Je me disais en mon for intérieur : “Peut-être qu’il me le demandera pas !” Mais une voix me dit aussitôt : “La préservation de sa religion, c’est l’abandon de la cupidité !””

            Je lui entendis aussi dire : “L’homme cupide n’est jamais rassasié. Ne voyez-vous pas que chaque lettre du mot “cupide” est de forme creuse : le Ta, le mim et le ‘ayn ?

            Alors, ô disciple, tu dois retirer ton aspiration des créatures et ne pas rabaisser ton âme pour subvenir à tes besoins ! Ta part fut décidée pour toi avant même ta venue au monde et sa manifestation ici-bas a déjà été convenue dans l’Invisible. Ecoute ces paroles d’un shaykh : “O homme ! Tout ce qui est décrété que tu dois mâcher, mâche-le ! Malheur à toi si tu peux accomplir une chose et que tu ne la fais pas !”

Abu l-Hassan al-Warraq a dit : “Celui qui ressent de l’amour pour l’obtention d’une chose de ce monde s’est éventré avec l’épée de la cupidité. Celui qui désire une chose, cette chose l’avilit et le détruit”. Abu Bakr al-Warraq a dit : “Si on demandait à la cupidité : “Qui est ton père ?”, elle répondrait : “le doute dans le Décret”. Si on lui demandait : “De quoi vis-tu ?”, elle répondrait : “Je vis de l’avilissement des hommes”. Si on lui demandait : “Quelle est ta finalité ?”, elle dirait : “La privation !””

            On a écrit à ce propos :

            Retire-toi humblement en Dieu et non pas en autrui.

                        Contente-toi de ta force ! Car ta force est dans le dénuement.

            Sois libre du besoin de tous, famille ou enfants.

                        La richesse réside dans la liberté des désirs.

La cupidité existe à cause de l’illusion et l’anxiété. C’est pourquoi le shaykh poursuit en disant la chose suivante :

Rien ne te mène autant que l’illusion !


[1]Nemrod (Namrud), ayant décidé de faire brûler vif le Prophète Abraham, fit construire une grande catapulte pour le lancer dans le Feu qui était si grand que personne ne pouvait s’en approcher. Lorsque Gabriel vint le secourir dans les flammes, Abraham lui fit part de son abandon à Dieu Seul.  Le feu est alors devenu frais et inoffensif. Le Coran dit : “Ils [les partisans de Nemrod] dirent : Brûlez-le, Secourez vos divinités si vous voulez faire quelque chose pour elles”. Nous dîmes : “Ô feu, sois pour Abraham une fraîcheur salutaire””. (21 : 68-69)