Hikma n°82 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Tu es libre vis-à-vis d’une chose  quand tu en désespères. Esclave, quand tu la convoites.

L’homme peut se libérer d’une chose lorsqu’il en désespère car, ce faisant, il coupe l’aspiration qu’il avait pour la chose afin de la relier au Roi, au Vrai. Une fois qu’il a relié son aspiration au Roi Véritable, alors Dieu le Réel lui met à ses pieds toute la création. Toute la création devient alors son esclave et obéit à son commandement.

            Tu dépends du monde phénoménal tant que tu ne témoignes pas du Créateur du monde. Une fois que tu témoignes du Créateur du monde, les phénomènes dépendent de toi. Celui qui est esclave de Dieu est libre d’un autre que Lui. L’homme est esclave de ses désirs car son désir demande de l’amour, de la soumission et de l’exclusivité. Tu deviens dont son sujet, tu obéis à ce qu’il te dicte et tu t’interdis ce qu’il t’interdit, car ton amour t’a rendu aveugle et imbécile. Voilà la réalité de cet esclavage. On en a dit : “L’esclave est libre tant qu’il se contente de son lot, et l’homme libre est esclave tant qu’il a encore en lui des désirs.”

            Qu’elle est laide, la personne que le Maître veut faire roi, et qui préfère rester esclave, que le Maître veut libérer et qui veut garder ses chaînes ! Pourtant son Maître l’a crée afin qu’il Le serve et Lui obéisse, mais lui s’obstine à servir les formes physiques par son ego et il devient l’esclave des choses les plus banales, les plus viles !

            Dans le Tanwir, l’auteur entre en conversation intime avec Dieu, qui lui dit d’une voix inaudible : “Nous avons doté d’une valeur immense, ô esclave, tellement immense que Nous Nous occupons de toi en Personne. Alors ne rabaisse pas ton rang, ô esclave ! Toi que Nous avons exalté, ne te rabaisse pas en te tournant vers un autre que Moi ! Ô toi que Nous avons exalté, malheur à Toi ! Tu es bien trop sublime à Nos yeux pour que tu ailles t’occuper d’un autre. Je t’ai crée pour que tu accèdes à Ma Présence et Je te recherche pour t’attirer vers elles par Ma faveur. Si tu es occupé avec ta propre personne, je Te voile. Si tu suis une passion, Je t’en éloigne. Et si tu l’écartes, Je te rapproche. Si tu M’aimes en te détournant d’autres que Moi, alors Je t’aime en retour.”

            En résumé, l’amour et le désir pour une chose est la cause de l’avilissement, de l’humiliation et de l’esclavage de la chose. Désespérer en une chose et ne pas y aspirer, voilà ce qui donne la force, la liberté et la noblesse face à autrui. Excellentes sont les paroles suivantes :

            J’ai vu que le contentement est investissement pour la richesse,

                        Alors je me suis accroché au bas de sa robe. 

            Sa force me revêtit alors d’une robe de noblesse

                        qui ne se dégradait pas au fil du temps.

            Je suis devenu alors riche sans avoir de dirhams,

                        noble face au monde comme un roi !

            Voilà la plus grande des richesses, et l’élixir mère de tous les élixirs. Dans la terminologie soufie on parle de scrupule, c’est à dire le scrupule suprême. C’est le fait de veiller à retirer toutes ses aspirations des créatures. Nous pouvons lire dans le Lata’if alminan :

            “Sache que le scrupule de l’élite n’est comprise que par peu de gens. Fait partie de leur scrupule le fait de ne dépendre de personne sauf de Dieu, de ne pas se courber par amour pour un autre que Lui ou de projeter ses désirs vers autre chose que Sa faveur et Son bienfait. Fait partie de leur scrupule est de veiller à ne pas avoir peur des causes intermédiaires et de se dévêtir totalement de ses pairs et de ses seigneurs. Fait partie de leur scrupule le fait de ne pas s’arrêter aux stations spirituelles, à ses actes d’adoration et de ne pas dépendre des lumières épiphaniques.  Fait partie de leur scrupule de ne pas se laisser tenter par le monde et de garder en vue l’Au-delà. Ils sont scrupuleux dans ce monde par piété et scrupuleux pour l’Au-delà par pureté”

            Le shaykh ‘Uthman ibn ‘Ashura a dit : “Je quittai Bagdad pour me rendre à Mossoul et lors de mon voyage ce monde se montra à moi paré de ses meilleures robes, sa force, son élévation, ses parures et ses délices ; mais je m’en détournai. Puis le Jardin du Paradis se présenta à moi avec ses houris, ses châteaux, ses fleuves et ses fruits, mais je ne les regardai pas. Un voix me dit alors : “Ô ‘Uthman ! Si tu t’étais arrêté au premier, Nous t’aurions voilé du second. Si tu t’étais arrêté au second, Nous t’aurions voilé de Nous. Mais Nous voici à toi, et pour ce qui est des deux mondes, tu auras ce qui t’échoira !”

            Le shaykh ‘Abdu r-Rahman al-Maghribi, qui vivait dans le quartier est d’Alexandrie, a dit : “Un année, après le pèlerinage, je m’apprêtais à rentrer en Alexandrie lorsque j’entendis un cri : “Tu dois Nous revenir l’année prochaine !” Je me dis alors : “Et bien ! Si je dois revenir l’année prochaine, alors je ne vais pas renter jusqu’à Alexandrie.” Puis il me vint l’idée d’aller au Yémen alors je partis pour Aden. Un jour, je longeais la côte et je croisai des marchands qui avaient déballé ses marchandises au bord de l’eau. Je les regardai faire et je vis un homme étendre son tapis sur la mer et marcher sur l’eau. Je me dis alors : “Ni ce bas monde ni l’Au-delà ne me conviennent” Et une voix me dit : “Celui auquel ni ce bas monde ni l’au-delà ne conviennent Nous convient !”

Abu l-Hassan a dit : “Le scrupule, c’est le meilleur chemin pour celui qui veut accélérer son héritage et la récompense sublime. Le scrupule amène le disciple à prendre les choses de Dieu et par Dieu, de parler par Dieu et d’agir par Dieu et pour Dieu en toute clarté et clairvoyance. Dans tous leurs gestes ils accomplissent, choisissent, désirent, réfléchissent, ne voient, parlent, frappent, marchent ou se meuvent uniquement par Dieu et pour Dieu car ils savent que leur connaissance spirituelle les conduira vers la Réalité de leurs actes. Ils sont donc recueillis à la source du recueillement et ne se séparent jamais de Dieu, que ce soit dans les tâches les plus nobles ou les tâches ordinaires. Pour ce qui est tâches les plus basses, leur scrupule consiste à bien respecter la Shari’a.

“Celui qui n’hérite rien de sa science ou des ses actions est voilé par le monde, et il est hypocrite. Son héritage à lui, c’est d’exalter sa propre personne et de s’enorgueillir devant ses pairs, et de désigner Dieu à partir de sa petite science. Celui-là a tout perdu -que Dieu nous en préserve !

“Les gens sensés, eux, sont ceux qui font montre de scrupule et qui cherchent refuge en Dieu contre l’insouciance. Celui qui ne couple pas sa science et son action avec un abandon à Dieu, avec le rabaissement de sa personne et avec humilité devant Sa création, celui-là est perdu. Gloire à Celui qui coupe le vertueux de sa vertu par sa vertu, en l’empêchant de la voir ! Gloire à Celui qui coupe, par sa corruption, le corrompu de l’Unique, de Celui qui l’a pourtant mis au monde ! Prends donc refuge en Dieu, le Tout-Entendant, le Tout-Voyant !”

            Alors vois donc ! Puisse Dieu te donner la compréhension de la Voie de Ses saints (awliya) et de ceux parmi Ses biens-aimés dont il faut suivre les pas en faisant preuve de ce scrupule que le shaykh a mentionné ! S’il te permet de saisir ce qu’il a saisi, tu pourras cheminer vers ce genre d’attention dans le scrupule. Ne saisis-tu pas le sens de ses mots : “Le scrupule amène le disciple à prendre les choses de Dieu et par Dieu, de parler par Dieu et d’agir par Dieu et pour Dieu en toute clarté et clairvoyance” ? C’est le scrupule des Abdal[1]et des Véridiques (siddiqin), et non pas celui des gens qui, à cause de leur mauvaise vision de Dieu, sont obstinés ou qui se laissent dominer par leur illusion.

            Le scrupule dont parle le shaykh [Abu l-Hasan], c’est celui de l’élite ou de l’élite de l’élite. C’est l’opposé complet de la cupidité, comme l’a stipulée la réponse de Hassan al-Basri à ‘Ali : “la base de la religion est le scrupule, et la source de corruption de la religion est la cupidité”. Il ne s’agit pas du scrupule tel qu’on l’entend chez les gens du commun, qui est d’abandonner le douteux ou l’illicite, car ce scrupule-là n’est pas l’opposé total de la cupidité. Le vrai scrupule, c’est celui qui donne la certitude pure, l’attachement parfait au Seigneur du monde, la confiance en Lui, l’orientation vers Lui de toutes ses aspirations et l’apaisement du coeur en Lui, de manière à ce que le disciple ne dépende de rien d’autre que Lui. Voilà la scrupule qui est l’opposé de la cupidité, et à travers ce scrupule toute adoration et tout état est pur.

            Yahya ibn Mu’adh a dit : “Le scrupule a deux aspects : le premier, c’est le scrupule extérieur, c’est à dire le fait d’agir par Dieu ; le second, le scrupule intérieur, c’est de veiller à ce que ton coeur n’entre qu’en Dieu” On raconte à ce sujet l’histoire de cet homme qui désirait rencontrer un homme qui détenait cette qualité. Il se mit alors à le rechercher afin de le trouver. Pour ce faire, il prit ses affaires les unes après les autres et les donna en aumône, en disant à chaque fois : “Tiens, mais ce n’est pas à toi !” Les gens prenait ce qu’il leur offrait et aucun d’eux n’était capable de lui fournir la réponse qu’il attendait, jusqu’au jour ou enfin il vit un homme à qui il dit : “Tiens, mais ce n’est pas à toi !”, et qui lui répondit : “Je prends, mais ce n’est pas à toi que je le prends !”

            Si le serviteur dirige son regard vers les créatures, ou s’il cherche leur secours en premier lieu lorsque sa subsistance tarde à lui venir, l’attitude convenable et le principe qu’il doit s’imposer afin de punir son ego de cette impolitesse spirituelle, c’est de priver lorsque la chose lui est apportée. Cela fait penser à l’histoire bien connue d’Ayyub le porteur et d’Ahmad Ibn Hanbal. C’est aussi comme l’histoire du shaykh Abu Madyan qui, lorsqu’un coursier lui apporta de l’orge, son ego s’en réjouit. Le coursier lui demanda :

            “Sais-tu d’où vient ce que je t’apporte ?”

            Il répondit :

            “Je sais mieux que toi d’où il vient, ennemi de Dieu !”

            Afin de punir son ego d’avoir regardé la chose crée avant de voir le Créateur, Abu Madyan dit alors à l’un de ses compagnons de distribuer l’orge parmi les pauvres.

            On dit que la chose la plus licite (halal) de parmi les choses licites, c’est ce que l’on a ou que l’on a fait sans même s’en rendre compte et que l’on a obtenu sans le demander à quiconque.

            Le shaykh ‘Abdu l-’Aziz al-Mahdawi a dit : “Le scrupule, c’est de ne bouger ou de rester tranquille jusqu’à voir Dieu dans son geste ou dans sa tranquillité. Lorsque tu vois Dieu, tout mouvement et toute immobilité disparaît  et toi, tu restes avec Dieu”. Il a dit aussi : “Je n’ai rien vu sans y voir Dieu. Lorsqu’on voit Dieu, on quitte ce monde.” Et aussi : “Les savants s’accordent pour dire que le licite, c’est ce qui est pris directement de la main de Dieu sans le concours des causes intermédiaires. C’est la station de l’abandon confiant en Dieu (tawakkul). C’est pourquoi on en a dit : “Le licite, c’est ce dans quoi Dieu n’est pas oublié””.

Selon la transmission d’Ibn ‘Abbad : “Lorsque Dieu désire exalter Son esclave et L’élever jusqu’à la station du scrupule, Il lui fait lâcher les rênes de l’illusion et de l’anxiété, Il le libère des chaînes de la cupidité et Il le mène à Lui-Même soit par les caresses de Ses bienfaits, soit par les chaînes de l’épreuve.” Il [Ibn ‘Ata- Allah] indique cela lorsqu’il dit : Qui ne va pas vers Dieu par les caresses de Ses bienfaits, sera conduit vers Lui par les chaînes de l’épreuve.


[1]Catégorie de saints. Voir note 40.