Hikma n°83 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Qui ne va pas vers Dieu par les caresses de Ses bienfaits, sera conduit vers Lui par les chaînes de l’épreuve.

Dieu a divisé ses serviteurs en trois catégories : les gens de la gauche, les gens de la droite, et les avant-coureurs. Passons sur les gens de la gauche, cas eux ne se tournent pas du tout vers Dieu. Les gens de la droite se tournent, eux, d’une certaine manière mais sans posséder la place de l’élite car ils se contentent de l’application de la Shari’a extérieure sans entreprendre le cheminement sur la Voie ou désirer connaître la Réalité. Ils s’arrêtent donc à la perception de la preuve de l’existence de Dieu, et ne s’élèvent pas à la station de la contemplation directe. Passons donc sur les gens de la droite.

            Pour ce qui est des avant-coureurs, eux, ils se tournent vers Dieu et s’orientent vers Lui à la recherche de Sa connaissance. Ces gens sont de deux sortes. Les uns se tournent vers Dieu par la douceur de Sa bonté et par reconnaissance de Sa bénédiction et de Sa grâce. Ce sont les gens de la station de la reconnaissance (shukr). Les autres se tournent vers Dieu par les chaînes, les afflictions et les mises à l’épreuve. Ce sont les gens de la constance.

            Les gens de cette première catégorie se tournent vers Dieu volontiers alors que les gens de la seconde se tournent vers Lui contre leur gré. Le Très-Haut dit : “Et c’est à Dieu que se prosternent, bon gré mal gré, tous ceux qui sont dans les cieux et sur la terre…” (Coran 13 : 15) Abu Madyan a dit : “Dieu procède de la manière suivante : Il convie ses serviteurs à l’obéissance en leur donnant la subsistance et la préservation afin qu’ils retournent vers Lui par Sa bénédiction. Mais s’ils ne le font pas, alors Il les met à l’épreuve par des avènements alternant entre le bon et le mauvais dans l’espoir qu’ils retournent à Lui, car, finalement, ce qui est demandé aux serviteur, c’est qu’il retourne à Dieu, bon gré mal gré”. A certaines personnes, Dieu donne Sa bénédiction, écarte Son affliction et Sa rétribution, leur octroie la santé, le bien-être et la richesse afin qu’ils retournent à Lui dans la reconnaissance. Ceux-là, mais ils sont peu nombreux, peuvent tout retirer de leurs coeurs et tout remettre entre Ses mains. Dieu le Très-Haut dit : “ Ô famille de David ! Travaillez avec gratitude !” (Coran 34 : 13) On rapporte un hadith a cet effet, qui dit en substance que ce monde est une monture excellente pour le croyant, car par celui-ci il peut accéder au bien et être épargné du mal.

            Un de nos compagnons a dit : “Le Prophète a fait de ce monde une monture pour le croyant afin qu’il puisse le porter, et n’a pas fait du croyant une monture pour le monde : ainsi, il n’a pas la responsabilité de le porter. Cela indique que le monde est sa possession pour qu’il puisse voyager vers son Seigneur, mais qu’il ne doit pas le porter dans son coeur, car il sera éprouvé par Dieu s’il désire ce monde. Et Dieu sait mieux.

            Dieu porte certaines personnes par Ses bénédictions et il leur ouvre les portes de la richesse et du bien-être, il éloigne d’eux la rétribution, mais cela les distrait de l’élévation à Lui et les empêche de cheminer vers Sa présence. Il leur reprend alors tout cela et les frappe de rétribution jusqu’à ce qu’ils se tournent vers Lui par les chaînes de l’épreuve. “Ton Seigneur s’étonne que l’on vienne à Lui avec des chaînes”[1] Dieu le Très-Haut donne la même possibilité à celui qu’Il pare de richesse et à celui qu’Il éprouve par la pauvreté. Dieu le Très-Haut a dit à propos de Salomon (Sulayman) -la paix sur lui : “Et à David (Da’ud) Nous fîmes don de Salomon, -quel bon serviteur ! –il était plein de repentir. (Coran 38 : 29) Il dit de Job (Ayyoub) : “Et Nous lui rendîmes sa famille, et la fîmes deux fois plus nombreuse, comme une miséricorde de Notre part et comme un rappel pour les gens doués d’intelligence”. (Coran 38 : 43)

            Quelqu’un a dit : “Je préfère, quant à moi, recevoir et être reconnaissant qu’être éprouvé et être patient !” Le shaykh Abu l-’Abbas al-Mursi a dit : “Il est mieux être riche et reconnaissant qu’être pauvre et patient.” Voilà les préférences de l’école d’Ibn ‘Ata (Allah) et celle d’Abu ‘Abdullah at-Tirmidhi al-Hakim. Il [Ibn ‘Ata- Allah] a dit dans son Lata’if al-minan : “La reconnaissance est un attribut général des gens du Jardin, la pauvreté n’en est pas un”.

            En réalité, le pauvre qui doit être patient est le riche reconnaissant et vice-versa, car c’est Dieu Seul le Riche. Lorsque le coeur est riche par Dieu, on est reconnaissant et véritablement riche sans se soucier de ce que l’on possède. La main peut être pleine et le coeur peut être vide, et le coeur peut être riche de Dieu et la main vide, et la main peut être pleine pendant que le coeur est riche en Dieu, sans besoin d’autre chose que Lui.

            Un shaykh a dit : “Il y avait un homme au Maroc qui faisait partie des gens détachés du monde et de ceux qui vivent dans l’effort et le sérieux. Sa subsistance lui venait de ce qu’il péchait dans la mer. Une part de ce qu’il attrapait, il le donnait en aumône (sadaqa) ; l’autre moitié, il le gardait pour lui. Un des disciples du shaykh voulait aller dans une ville marocaine et l’ascète lui dit : “Lorsque tu arriveras dans cette ville, tu iras chez le disciple Untel, tu le salueras pour moi et tu lui demanderas de prier pour nous. Il fait partie des gens de Dieu (awliya llah) !” L’homme raconte alors : “Je me rendis donc en cette ville et demandai où je pouvais trouver cet homme et on me désigna une maison d’un tel faste qu’elle ne pouvait convenir qu’à un roi. Je m’en étonnai fort et lorsqu’à la porte je le fis appeler on me dit qu’il était sultan ! Ma stupéfaction grandit. Un moment passa, et je le vis arriver sur une monture des plus somptueuses, paré des vêtements les plus somptueux. Ma stupéfaction était à son comble. Je voulais tourner le dos et repartir sans me présenter mais je me dis : “Je ne puis m’opposer à la volonté de mon shaykh”. Je demandé donc la permission d’entrer et il me l’accorda. Lorsque j’entrai chez lui je vis un nombre stupéfiant d’esclaves, de serviteurs, tous de belle allure. Je lui dis :

            “Ton frère Untel te salue !

            -Est-tu venu de sa part ? Me demanda-t-il.

            -Oui, je répondis.

            -Lorsque tu le reverras, me dit-il, donne lui ce message de ma part : “Dis-moi, je ne savais pas que tu te préoccupais autant de ce monde ! Comme tu te tournes vers lui ! Quand est-ce que ton désir de ce monde va-t-il cesser ?””

            Je me suis dit : “Mon Dieu, voilà qui est totalement ahurissant !”

            Lorsque je suis retourné voir mon shaykh, il me demanda :

            “As-tu rencontré notre frère ?

            -Oui !

            -Et que rapportes-tu de sa part ?

            -Rien de paticulier !

            -Allons…dit le shaykh. Il a du te dire de me dire quelque chose !”

            Je lui rapportai alors ses paroles, et le shaykh pleura à chaudes larmes, puis il me dit :

            “Notre frère a dit la vérité. Dieu a lavé son coeur de ce monde et moi j’y aspire encore !””

            Cette histoire se trouve dans le Lata’if al-minan[2].

            Les états des saints ne dépendent pas de leur pauvreté ou de leur richesse extérieure, car la sainteté est une affaire de coeur connue seulement par celui qui la détient. Le succès est auprès de Dieu. Celui qui va vers Dieu par les caresses de Ses bienfaits doit être reconnaissant de ce qu’il a reçu de la douce générosité de la faveur divine. S’il n’est pas reconnaissant, il perdra ce qu’il a reçu à cause de sa désobéissance et de sa mécréance. Voilà ce qu’indique l’auteur [Ibn ‘Ata- Allah] lorsqu’il dit :

Qui n’accueille pas les faveurs divines avec actions de grâces, risque de les perdre ; Qui les reçoit avec reconnaissance, les retient comme enchaînées.


[1] Hikma d’Ibn ‘Ata- Allah.

[2] La sagesse des maîtres soufis, p.256, avec quelques différences d’expression.