Hikma n°84 – Ibn ‘Atâ’i -Llâh Al-Iskandarî commenté par Ahmad Ibn Ajiba

Qui n’accueille pas les faveurs divines avec actions de grâces, risque de les perdre ; Qui les reçoit avec reconnaissance, les retient comme enchaînées.

Les paroles des sages concordent sur ce point. La reconnaissance, c’est ce qui enchaîne les faveurs que l’on a et ce qui attrape ce qui nous fait défaut. On a aussi dit : “Celui qui reçoit un présent de Dieu et ne fait pas montre de reconnaissance, il le lui sera repris lorsqu’il aura le dos tourné. En revanche, celui qui est reconnaissant des faveurs divines, les garde avec lui comme si elles lui étaient enchaînées. Celui qui n’est pas reconnaissant, c’est comme s’il leur demandait de repartir.” Dieu dit : “(Coran 13 : 12)”, c’est à dire : Dieu ne change pas sa faveur tant qu’on ne change pas sa reconnaissance, et ce changement, c’est l’attention que l’on porte à ses actions pieuses ou les actes de mécréance. Cela explique les paroles d’al-Junayd : “La reconnaissance, c’est de ne pas désobéir à Dieu lorsqu’on reçoit Ses faveurs”. On a dit aussi que la reconnaissance, c’est la réjouissance du coeur auprès de Celui qui donne, non pas avec ce qui est donné, jusqu’à ce que cette réjouissance parvienne jusqu’aux membres du corps qui obéit alors avec joie aux injonctions divines et qui se retire des interdits.

            Nous pouvons lire dans le Lata’if al-minan :

 “Il y a trois catégories d’actions de grâce. Il faut d’abord distinguer celle qui provient de la bouche, qui consiste à évoquer les bienfaits divins : “Quant aux bienfaits de ton Seigneur, raconte-les” (Coran 93 : 11). Il y a ensuite l’action de grâce des membres du corps ; il s’agit d’œuvrer en obéissant à Dieu : “Ô famille de David ! Travaillez avec reconnaissance !” (Coran 34 : 13) Enfin, l’action de grâce qui vient de l’intimité de l’être (janan) sera de reconduire la source de tout bienfait –qu’il échoie à toi ou à autrui –en Dieu : “Quelque bien dont vous puissiez jouir, il vient de Dieu”. (Coran 16 : 53)

            “A propos de la première sorte d’actions de grâce, le Prophète a dit : “Evoquer les bienfaits divins relève de l’action de grâce”. En ce qui concerne la seconde, mentionnons qu’il accomplissait tellement de prières que ses pieds en étaient tuméfiés. A quelqu’un qui lui demandait pourquoi il s’imposait cela alors que Dieu lui avait préalablement pardonné tous ses péchés, il répondit : “Ne serai-je point un serviteur reconnaissant ?” Le troisième forme d’action de grâce est illustrée par le fait que, à son lever, le Prophète se confiait toujours ainsi à Dieu : “Mon Dieu, tous les bienfaits qui surviendront aujourd’hui chez une de tes créatures ou chez moi-même proviennent de Toi seul, qui n’a pas d’associé”.”[1]

            On a demandé à Abu Hazim :

            “Comment rendre grâce par les yeux ?”

            Il répondit : “C’est, lorsque tes yeux voient le bien, de le proclamer. Et lorsque tes yeux voient le mal, tu le dissimules. 

            -Et comment rendre grâce par l’ouïe ?

            -C’est, lorsque tu entends le bien, de le retenir, et lorsque tu entends le mal, tu l’enterres.

            -Et comment rendre grâce par les mains ?

            -Par le fait de ne pas prendre ce qui n’est pas à toi ou bien de refuser à Dieu d’y prendre ce qu’Il doit prendre.

            -Et comment rendre grâce par le ventre ?

            -En le tapissant de constance et de l’emplir de connaissance.

            -Et par les parties intimes ? Comment rendre grâce ?

            -Comme la dit le Très-Haut : “(Bienheureux sont certes les croyants, ceux) qui s’acquittent de la zakat, et qui préservent leurs sexes”. (Coran 23 : 4-5):

            -Et comment rendre grâce par l’action, celle des jambes ?

            -Si tu vois une chose qui te semble bonne, tu l’utilises, et si tu vois une chose qui te semble détestable, tu la mets de côté.”

            Sache que les gens tombent dans trois catégories quant à leur degré de reconnaissance : il y a les gens du commun, ceux de l’élite et ceux de l’élite de l’élite. Les gens du commun ne sont reconnaissants que lorsqu’il leur arrive des choses agréables ; ceux de l’élite sont reconnaissants face à la bénédiction comme de la rétribution ; la reconnaissance de l’élite de l’élite, c’est le fait de se retirer du don comme de la rétribution pour en contempler que le Donateur.

            Il y a trois sortes de bénédictions qui appellent à la reconnaissance : ce qui ont trait à ce monde, comme par exemple la bonne santé, le bien-être ou la richesse licite ; il y a la bénédiction dans sa religion, comme le don de la science religieuse, de la justesse d’action, de la piété, de la crainte ou de la connaissance spirituelle ; et il y a la bénédiction en lien avec l’Autre Monde, comme la récompense d’un don abondant pour le peu d’actes d’adoration que l’on a accomplies.

            Les plus glorieuses des récompenses dans sa religion pour lesquelles on doit se montrer des plus reconnaissants, ce sont celles de l’Islam, de la foi et de la connaissance spirituelle. Faire preuve de reconnaissance pour ces bénédictions-là, c’est le rappel que ce sont des dons de Dieu, sans intermédiaire, c’est à dire sans croire qu’elles sont acquises par sa propre force ou puissance. Dieu dit : “Dieu vous a fait aimer la foi et l’a embellie dans vos cœurs…” (Coran 49 : 7) Puis Il dit “c’est là en effet une grâce de Dieu et un bienfait”. (Coran 49 : 8) Abu Talib al-Makki a ajouté : “Si nos coeurs était en proie au doute et à l’égarement comme nos intentions se pervertissent avant de se transformer en actions, alors que ferions-nous ? A quoi pourrions-nous nous fier, et quelle partie de nous-même aspirerait à l’apaisement ?” Voilà donc un de nos grandes bénédictions, et le fait de le reconnaître, c’est montrer sa gratitude d’avoir reçu la foi. Ne pas s’en rendre compte, c’est n’avoir que faire de la bénédiction d’avoir la foi et c’est ouvrir la porte à la rétribution divine. Le fait d’affirmer que la foi est une acquisition intellectuelle ou que l’on peut l’acquérir par sa propre force ou sa puissance intérieure, c’est aussi nier que la foi est une bénédiction de Dieu, et on peut craindre pour celui-là que sa foi lui soit ôtée car il aura échangé sa reconnaissance d’avoir la foi avec l’ingratitude mécréante (kufr).

            Cela dit, si le serviteur est peu reconnaissant mais qu’il continue de recevoir des bénédictions formelles, il ne doit pas s’illusionner. Dieu fait cela afin de le mener là où Il veut, comme l’indique le shaykh dans ce qui suit :

Prends garde : s’Il t’envoie Ses faveurs, tandis que tu continues à mal agir, Il te mène insensiblement à ta perte : “Nous les conduirons à leur perte par où ils ne savent pas.” (Coran 7 : 182)


[1] Hadiths rapportés respectivement par Ibn Hanbal, Bukhari et Abu Dawud. La Sagesse de maîtres soufis, p.251.